EN SALLES – Le Royaume des abysses de Tian Xiaopeng

Posté le 22 février 2024 par

Après une grande phase de communication autour ce projet d’animation de longue haleine, une sortie en Chine en 2023 et quelques passages en festivals de par chez nous, le long-métrage d’animation Le Royaume des abysses, aussi connu sous son titre international Deep Sea, trouve le chemin de nos salles. Il n’est donc pas une sorte d’objet venu de nulle part, l’œuvre est depuis sa genèse conçue comme un marqueur esthétique et culturel du cinéma chinois, un évènement. C’est justement cette spécificité, que Tian Xiaopeng veut révéler pour la Chine comme ce fut le cas pour le Japon dans les années 80. Le Royaume des abysses, c’est aussi le manifeste d’un jeune cinéaste qui nous montre ce que devrait être le présent et le futur du cinéma d’animation en plongeant dans l’héritage esthétique riche du pays de l’encre et de la poudre.

Dans Le Royaume des abysses, nous suivons Shenxiu, une jeune fille triste et esseulée qui se laisser aller à des rêveries qui vont la faire plonger dans un monde fantasque malgré elle durant une croisière familiale. Ce qui frappe en premier, en dehors de la qualité évidente de l’animation d’un point de vue technologique, c’est le visage de la jeune fille. Pas seulement le sien, mais aussi celui des protagonistes humains qui l’entourent dans un premier temps également. Le visage de cette jeune fille est à la fois très détaillé et réaliste au point que l’on reconnaisse ses traits asiatiques, mais également très expressif et grotesque. L’on pourrait saluer cela comme un détail technique et à certains égards comme une prouesse technologique dans certains plans. On peut également se rappeler qu’à la fin des années 80, c’est ce qui avait la fait singularité d’une œuvre qui porte aujourd’hui une aura presque divine, Akira. Chez Otomo, le caractère inédit des visages asiatiques donnait une sensation de réalisme que l’animation appuyait par sa qualité inédite. Il y avait donc en chaque plan de l’introduction d’Akira une double sensation de jamais vu. Si Le Royaume des abysses ne reproduit pas cette virtuosité, il approche cet horizon. Car ce réalisme chez Otomo sonne de la même manière chez Tian Xiaopeng. Nous sommes face à une sensation de jamais vu, mais surtout au cœur d’un contraste qui est le lieu même où se déploie le langage de l’animation au cinéma, entre figuration fidèle au réel et figuration fantaisiste, grotesque, abstraite. C’est dans ce mélange constant entre le possible et l’impossible, entre la physique des corps et les visions de l’esprit que Otomo faisait mouche, car Akira explorait la psyché d’une génération qui avait grandi dans l’ombre de l’un des plus grands évènements du XXème siècle, et qui était condamnée à le répéter. C’était aussi ce soucis de représentation qui était juste dans le réalisme des visages de Otomo, les jeunes Japonais se voyaient tels qu’ils existaient réellement dans un monde dévasté et chaotique tel qu’ils le voyaient (réellement ?) dans les années 60-80. Dans l’ombre de la bulle économique nippone et les succès économiques illusoires des années 80, une jeunesse désolée et frustrée nourrissait l’envie de détruire le voile de cette société. Akira, au cinéma, est la transfiguration de ce sentiment sur pellicule.

Dans Le Royaume des abysses, Shenxiu est une enfant perdue dans sa propre tristesse. Si l’on peut croire que c’est une situation lambda, il faut en réalité appliquer une contextualisation similaire à celle de l’œuvre de Otomo. Ce qui ronge la jeune fille, c’est le départ de sa mère, dans un pays qui a été marqué par une politique familiale lourde, celle de l’enfant unique. L’équilibre des familles chinoises et leur imaginaire étaient fragiles durant ces 40 dernières années. Et dans les années 2000, avec l’explosion de l’économie chinoise, l’adultère est donc devenu un sujet social, un sujet de cinéma. On pense à Lost in Beijing de Li Yu, In Love We Trust de Wang Xiaoshuai ou à la récente série qui a fait un carton en Chine, The Bad Kids de Xin Shuang (qui se déroule dans les années 2000). La recomposition/décomposition des familles et donc des situations économiques étaient pour beaucoup de cinéastes des symboles de transformations profondes de la société chinoise. Mais si ces œuvres de cinéma portent souvent sur les personnes qui suivent ou subissent leurs désirs, le sort des enfants qui ont été élevés comme « uniques » n’a pas été tant exploré que cela. C’est là que Le Royaume des abysses offre le contre-champ à toutes ces œuvres des années 2000. Le réalisme du visage de cette jeune fille tient donc comme garant d’une fidélité à cette réalité. Elle est l’enfant unique par excellence, mais être unique veut aussi dire être seul. Le revers de l’imaginaire de cette politique est ce qui nourrit l’œuvre. Quand les parents (parfois eux-mêmes issus de cette politique) peuvent enfin vivre leurs désirs après une jeunesse de frustration, quelle place reste-t-il pour assouvir ceux de leurs enfants et répondre aux besoins de ceux qui, à l’aune de l’Histoire récente de la Chine, n’en ont plus puisque c’est l’abondance (le restaurant et la nourriture sont au cœur du premier acte) ? C’est le débordement de cette solitude que le film tente de mettre non plus sur pellicule, celluloïd, mais sur ces nouvelles images numériques dont la jeunesse chinoise, comme le reste de la jeunesse mondiale est devenue maître et prisonnière.

Pour figurer cette esthétique du gouffre et de la dépression qui seraient la spécificité au cœur du geste cinématographique de Le Royaume des abysses, Tian Xiaopeng regarde vers le passé pour construire le futur. L’animation prend la forme de l’encre. Les mouvements de la jeune fille et ses pérégrinations dans son monde fantaisiste entraînent un déploiement d’idées assez folles sur la liquidité des formes, la porosité de la lumière et le constant mouvement de toutes les choses présentes à l’écran jusqu’à leur fixation dans des plans qui sont composés comme des tableaux de peinture chinoise. Il y a une logique de fixation propre aux qualités de l’encre, de la calligraphie et de la peinture chinoise : d’abord des mouvements et des cuts vifs, pendant que l’encre est fraîche et quand l’ensemble des coups de pinceau sont donnés, la fixation de l’image dans un plan d’ensemble, pour apprécier l’action comme si l’image était sèche et que l’on percevait enfin clairement ce qui se dessinait devant nous. Bien sûr, Tien Xiaopeng avait déjà tenté des effets similaires dans ses œuvres précédentes notamment dans The Monkey King: Havoc in Heaven. Mais la narration qui suit une logique onirique similaire à celle du Voyage de Chihiro de Miyazaki Hayao ou de Alice au Pays des Merveilles, permet de pousser cette esthétique à l’extrême. Elle se déploie à l’image du guide de Shenxiu, entre Sun Wukong, Chapelier fou et héros burlesque des premiers temps du cinéma. Cette narration chaotique serait possiblement due aussi aux intempéries qu’a subi l’équipe de création, comme dans une sorte de cohérence presque cosmique, des inondations ayant forcé l’équipe à reprendre une partie du film qui était perdue à cause de la pluie. On a parfois l’impression de n’avoir jamais vu d’images aussi suintantes et moites qui semblent déborder de l’écran comme les larmes de Shenxiu. Certains effets de lumières et moments suspendus font parfois penser à des visions rares dont seul James Cameron avait le secret dans Avatar : La voie de l’eau, comme ces mouvements de caméra qui épousent parfaitement le rythme des vagues. Nous baignons dans ses tableaux autant qu’ils baignent en nous, l’écran fond au rythme des émotions de l’équipage du sous-marin restaurant, le Deep Sea. Il n’y a qu’un petit pas à franchir pour comprendre que le titre polysémique (pratique commune dans les œuvres chinoises dû au caractère imagé de la langue), Deep Sea étant lui-même une indication de ce que nous regardons, profondément en nous, Deep See. Comme dans des œuvres qui prennent à bras le corps les questions aqueuses au cinéma, il faut se laisser immerger puis flotter dans l’océan de plans psychédéliques. Tous comme les protagonistes, l’œuvre est dans une posture matricielle comme si elle accouchait d’elle-même. Après tout, Shenxiu vit une renaissance. La moiteur organique de chaque plan est autant celle d’un placenta (sous-marin) de la mère dont la jeune fille n’a de cesse de scander le nom comme une incantation, que d’un cerveau à découvert, celui qui sépare Shenxiu de la réalité. La plasticité de l’animation, surtout à l’heure du numérique, et le mélange des techniques, n’a aujourd’hui pour limites que l’imagination de ses créateurs, et rien ne peut brider l’esprit d’une jeune fille qui ne tient à la vie que par un rêve.

De visions dantesques dignes de la mythologie chinoise (des pérégrinations vers l’ouest justement) à des mises en abyme intimes et contemplatives, toute l’œuvre semble nous empêcher de sombrer dans la douleur abyssale de Shenxiu par une ingénieuse dérive. Voyage infini, comme tous les voyages intérieurs car on ne fait que tourner en rond, en soi, Le Royaume des abysses prend une tournure déchirante dans son dernier acte. Ce n’est pas le twist (qui n’en est pas vraiment un) qui impressionne à ce moment, c’est la soudaine incarnation de la matière du corps de la jeune fille. Elle se blesse en déchirant un écran qui reçoit la projection de sa propre vie. La liquidité amniotique de l’œuvre laisse place à la rigueur de la matière brute des corps et d’un désir d’exister qui s’incarne par la sensation première de chaque être vivant, la douleur. Alors que Le Royaume des abysses semblait toujours retomber dans une sorte de faux mouvement propre à une avancée onirique, entre cut interlope et plan séquence virtuose indiscernable, l’incarnation soudaine de la chair « réelle » de la protagoniste de manière réaliste par un écran de cinéma donne une gravité inattendue. Car si l’on passe par tous les états de l’eau, comme en apesanteur, le retour à la terre par le sang comme étendard monstrueux de notre finitude est bouleversant. L’hypothermie, La rigidité cadavérique, comme le passage de l’eau à la neige, rappelle à Shenxiu son existence pas seulement dans sa famille, mais en tant que composante de l’ensemble du vivant. On peut voir dans la présence de particules microscopiques autant que dans les vagues immenses des figurations de l’infiniment petit et l’infiniment grand, comme dans le récent 3000 ans à t’attendre de George Miller. Les remous des forces primordiales qui entretiennent notre réalité se mélangent au combat pour la vie d’une jeune fille, c’est bien de Tao dont il s’agit. Et c’est parce qu’il épouse tous les visages du cinéma, tous les genres (comédie burlesque, aventure, épouvante…), toutes les formes avec une troublante fluidité que cette soudaine carnation donne à Le Royaume des abysses ce vertige qu’ont les œuvres uniques dans cet ultime moment. Cependant, Tian Xiaopeng n’est pas seul ; il permet au cinéma chinois de tutoyer ses pairs dans le domaine. Dans l’œuvre de Otomo, le retour à l’immanente étrangeté de la chair n’a d’égal que la perte de la personne qu’elle incarnait dans la douleur. Ce même vertige de l’existence et de l’absence irrigue les deux œuvres. L’étonnante réussite de Le Royaume des abysses réside dans les nécessités de l’opération alchimique ou magique : les ingrédients sont perdus, transformés pour qu’une substance nouvelle apparaisse ; la perte est au cœur de la création, de la transmutation, de la maturation. Avec Le Royaume des abysses, le cinéma mondial acquiert une nouvelle voie/voix, et le cinéma chinois ressort grandit.

Kephren Montoute

Le Royaume des abysses de Tian Xiaopeng. Chine. 2023. En salles le 22/02/2024.

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