BLACK MOVIE 2024 – The River de Tsai Ming-liang

Posté le 25 janvier 2024 par

The River, ou La Rivière dans son titre français, est l’un des premiers chefs-d’œuvre de Tsai Ming-liang, sorti en 1997. Il est projeté dans le cadre de la rétrospective dédié au réalisateur du cinéma taïwanais lors de l’édition 2024 du Festival Black Movie.

Après s’être plongé dans les eaux troubles d’une rivière pour le bien du tournage d’un film, Hsiao-kang est victime d’un mal articulaire insoluble que ses parents cherchent à guérir.

 

La Rivière commence sur un escalator, un escalator rappelant curieusement celui du court-métrage Le Pont n’est plus là, pourtant sorti cinq années après. Ici s’entrecroisent Hsiao-kang, interprété par l’éternel Lee Kang-sheng, et une fille sans nom, interprétée par Yang Kuei-mei. Jusque-là rien d’anormal, mais une réplique viendra interpeller le spectateur qui aura découvert la filmographie de Tsai Ming-liang dans son ordre chronologique : « Depuis combien de temps ne nous sommes-nous pas vus ? », ce à quoi Hsiao-kang répondra : « Environ deux ans. » Aucun doute possible, l’actrice étant la même, cette inconnue s’avère bien être le personnage devenu adulte de Mei dans Les Rebelles du dieu néon. Encore une fois, le hasard guidera le destin des figures de Tsai, autant que la bifurcation des films en eux-mêmes (l’on pourrait appréhender les bras du fleuve comme points de rencontre). Une seule et même réalité semble habiter l’espace-temps du cinéaste, et La Rivière en est un morceau, une pièce du puzzle complexe qui perdure encore aujourd’hui. Il se trouve au beau milieu d’une transition, reprenant chaque occurrence des débuts de Tsai (le père, la mère, le fils, l’appartement) et annonçant ce qu’il adviendra de Hsiao-kang dans son prochain long-métrage. Une pluie torrentielle s’abat sur la ville au point d’inonder l’appartement, de le rendre encore plus insalubre qu’il ne l’était déjà, ce qui ne peut qu’évoquer l’étrange science-fiction humide déployée dans The Hole (1998). C’est ici qu’il se trouve, à la croisée d’un avant et d’un après.

Mais la rencontre fortuite entre ces deux vieilles connaissances n’a rien de nostalgique étant donné les malheurs qui chambarderont Hsiao-kang par la suite. Après ce plongeon pour le tournage d’un film, dont la réalisatrice n’est d’ailleurs nulle autre qu’Ann Hui (un caméo de qualité), une douleur inexplicable commencera à le tourmenter. Aussi l’environnement exprimera-t-il chaque courbature, chaque raideur et chaque ankylose ressenties par ce pauvre être esseulé, qui lui collent à la peau comme un mal inintelligible. De réputation fortement polluée, la rivière du Tamsui qui parcourt Taipei n’est que le symbole aussi bien écologique que sentimental du malaise contemporain. Difficile d’y voir autre chose qu’un châtiment corporel d’une souffrance éminemment psychologique, ou du moins psycho-sociale. Un pur film de somatisation qui hérite de la palpabilité du cinéma de Tsai Ming-liang, et qui ne pouvait mieux prendre forme qu’à la source de ses maux (d’autant plus ironique lorsque l’on sait que Tamsui 淡水區 signifie « eau fraîche »). Le liquide est un motif essentiel des univers du metteur en scène, à la fois porteur d’une fonction fatalisante, ne prêtant guère attention aux possibles interventions (de la même manière qu’aucun soin n’aidera Hsiao-kang), et d’une fonction sensorielle par sa propre substance. La Rivière est un objet terriblement vétuste, dont on pourrait éprouver la moindre affliction tant la démarche se veut proche du réel, tout en nourrissant un certain onirisme. La mère crédule du premier film, voyant en son fils la réincarnation de Nezha, a ici pleinement sombré dans la superstition. En l’emmenant voir un moine pour sa guérison, ce dernier mentionnera quelque chose de très intéressant : « il faut prier Bouddha Guanyin. » Cette figure religieuse est vêtue de blanc (comme Hsiao-kang), elle porte un vase d’eau dans la main (comme Hsiao-kang), et est déesse de miséricorde et de compassion. On dit d’elle qu’elle observe les souffrances de ce monde. En ce sens, l’intertexte mythique se conjugue à merveille avec le réalisme brut et obsessionnel ambiant, et annonce peut-être même la série du Walker bouddhiste de Tsai Ming-liang.

 

Comme à son habitude, le réalisateur tisse ses relations au sein d’un macrocosme urbain accablant. Les scènes au fast-food, grouillantes de monde et bien loin du sentimentalisme de celles de Yi Yi, instaurent à elles seules un climat étouffant. Il se voit renforcé par des tons peu harmonieux sinon chagrineux, toujours fades, sinistres et maussades. Peu mobile, la caméra de Tsai commence à développer sa grammaire des angles biscornus si singuliers, à l’image des jeux de perspective avec l’urbanisme ou de la caméra de surveillance, sa future signature. Bien plus que les deux précédents films, ici est question avant tout des liens qu’entretiennent un père et son fils. D’abord conflictuels, ils s’apaiseront à mesure que La Rivière s’enflamme de tendresse, jusqu’au massage qui résonne avec celui de Days (2020). Nous penserons également à la séquence du scooter, lorsqu’à l’arrière du véhicule le père tient la tête anémiée de son fils. Comme le dit si bien Olivier Cheval, l’intervention poétique est bouleversante : « l’amour que le père ne parvient pas à exprimer, sa tendresse refoulée, trouve une manière d’exister, dans le pragmatisme et l’économie gestuels d’un maintien. » Lui-même qui pourtant trompe sa femme avec un homme (cf. Dear Ex), initiant la dimension homosexuelle du cinéma de Tsai qui n’était encore qu’abréactive dans Vive l’amour. La tension sexuelle surgit au point de commettre l’irréparable, un acte d’inceste, mais immortalisé avec tant d’amour que remettre en cause nos éthiques semble être la seule voie envisageable pour le spectateur (bien que l’on ne sache pas trop si la scène se veut passionnelle ou au contraire consternante, ce qui la rend encore plus mémorable). Jusqu’à la dernière seconde de l’ultime plan, la douleur physique et émotionnelle de Hsiao-kang transperce l’écran pour toucher en plein cœur. « Je ne veux plus vivre » dira-t-il dans un élan de désespérance, mais la mort n’habite jamais le cinéma de Tsai Ming-liang : elle serait bien trop simple comme issue. Il faut vivre malgré tout, telle semble être la déclaration de La Rivière, et de toutes les œuvres qui lui succéderont.

Une fois encore l’esthète taïwanais se munit de langueur et de mélancolie pour dresser son théâtre de l’exaltation. La Rivière est un grand film de la seconde vague locale, où l’on sent que Tsai s’aventure avec frénésie, construisant peu à peu son rapport au corps, aux êtres et à la nudité.

Richard Guerry.

The River de Tsai Ming-liang. Taïwan. 1997. Projeté au Black Movie 2024.