Le 10 novembre est sorti dans les salles japonaises, après avoir été en compétition au Tokyo International Film Festival (TIFF) 2023, (Ab)normal Desire de Kishi Yoshiyuki, un drame japonais qui questionne avec justesse la position du monstre au sein d’une société normée, en plongeant dans les profondeurs existentielles des “aquaphiles”.
Hiroki Terai est procureur au bureau des procureurs de Yokohama. Il est marié et a un fils en âge d’aller à l’école primaire, qui fait souvent l’école buissonnière. Hiroki craint que son fils ne se ferme au monde extérieur. Pendant ce temps, Natsuki Kiryu est une employée contractuelle dans un centre commercial d’Hiroshima. Elle a une habitude particulière qu’elle garde secrète. Son secret, c’est qu’elle veut se déconnecter du monde extérieur. Suite à la mort accidentelle d’une personne, Hiroki et Natsuki se retrouvent liés l’un à l’autre.
Kishi Yoshiyuki a fait ses débuts durant la seconde moitié des années 2010. C’est avec la sélection de ce dernier film (Ab)normal Desire lors de la 36ème édition du TIFF qu’il acquiert une première renommée. Il s’agit de l’adaptation du best-seller éponyme d’Asai Ryo. Le jury du festival, composé entre autres de Wim Wenders et d’Albert Serra, lui a remis le prix de meilleur réalisateur. Son film a aussi recueilli les faveurs du public et s’est vu décerner le Audience Award. Alors, en quoi ce long-métrage a su séduire aussi bien le jury que le public ?
(Ab)normal Desire repose sur un concept unique, à savoir faire le portrait de la marginalisation d’aquaphiles, ceux qui ont le fétichisme de l’eau. Le film s’empare de ces figures quasi fictionnelles afin de tenir un discours sur le rapport à la norme et aux déviances dans la société japonaise. Elles sont dépeintes comme de grands reclus, isolés et marginalisés. Nos protagonistes sont dépressifs et n’attendent rien de l’avenir car ils savent qu’ils ne sont pas faits pour une vie conventionnelle et adoubée par la norme sociale. Pas de vie de famille, pas de mariage, pas même d’amour ou d’amitié ne leur semblent accessibles. Ils rêvent d’être nés quelqu’un d’autre, sans leurs monstrueux désirs ; normaux. Bien entendu dans la réalité, les aquaphiles sont loin d’être de tels parias, et le film en a conscience. Il s’agit simplement de développer un propos universel par la fiction. Une fiction qui fait appel aux codes du drame social pour concrétiser son récit et lui permettre de faire des échos en prise directe avec le réel. C’est une belle métaphore pour parler de minorités sociales et sexuelles.
Trois catégories imbriquées de personnages opèrent au sein du récit : ceux qui vivent le tabou en solitaire et désirent être compris, ceux qui essayent de les comprendre, et ceux qui épousent pleinement la norme et condamnent la déviance. Kishi Yoshiyuki fait se confronter ces trois archétypes avec sensibilité et douleur. La cohabitation entre ces différents profils est compliquée car malgré tous les efforts pour maintenir la façade, les masques finissent toujours par se fissurer un jour ou l’autre. Quand la fissure se forme, les chiens de garde de la norme, à savoir ses propres pairs, s’engouffrent dans la brèche pour faire tomber le masque, dévoiler le monstre, le condamner.
C’est avec une grande intelligence et une précision d’écriture que les mécanismes du contrôle social, agissant a minima comme un corsetage et au pire comme un rouleau compresseur, sont dépeints dans (Ab)normal Desire. On assise à comment la communauté sociale peut rendre des vies malheureuses, les détruire même, directement ou indirectement, en étiquetant des individus comme des monstres. Un fonctionnement en système proche de celui qui a oppressé et qui continue encore d’oppresser les homosexuels à cause de leur orientation amoureuse et sexuelle.
Malgré la beauté et la nécessité de ce discours sur les effets mortifères de la norme sociale, très vite on se rend compte d’un de ses angles morts. Est-ce que tous les désirs sexuels sont légitimes ? En effet, ce que nous raconte le film pourrait se rapprocher de l’expérience de personnes pédophiles. A ce point faible, Kishi Yoshiyuki y répond lors de son dénouement de manière frontale et explicite. Nos protagonistes sont accusés à tort de faire partie d’une organisation de pédocriminels. Avec ce retournement scénaristique, le réalisateur pose la ligne rouge à son propos, il en dresse les limites. Son discours n’est pas et ne doit pas être étendu à tous les types d’abnormal desire.
La fin du film, quant à elle, est l’image du nom de son distributeur japonais Bitters End. On ne saura pas ce qu’il adviendra du fourvoiement judiciaire liée à l’accusation de pédocriminalité, et si les amants vont pouvoir se retrouver après. Le choix de Kishi Yoshiyuki est de nous laisser dans le flou. Il semble nous dire l’impossibilité de trouver la voie du bonheur pour ceux qui naviguent dans des eaux en marge de la société. La différence se vit amèrement, comme un poids, avec parfois des sursauts de gaieté. Il faudrait faire de la place pour les monstres dans le corps social, mais ce jour n’est pas encore arrivé. L’amour entre ces deux amants qui se sont reconnus dans leur étrangeté sera toujours fortement contrarié, si ce n’est complètement impossible. Le réalisateur fait le choix nécessaire d’empêcher son long-métrage de terminer sur un happy ending pour préserver toute la teneur politique de son propos.
Ce qui a valu au réalisateur les honneurs du TIFF pour ce film, c’est qu’en plus d’avoir quelque chose d’intéressant à raconter, la réalisation accompagne brillamment son discours, notamment l’usage et la façon de filmer l’eau. Par des images signifiantes, il porte à l’écran un fétichisme de l’eau qui tantôt traduit la submersion et l’aliénation de nos personnages, tantôt éclate en éclaboussures et en arrosages jouissifs. En ce sens, choisir le détour par l’aquaphilie pour parler de minorités sexuelles au cinéma est très bien vu. La métaphore a le mérite, par un jeu avec la matière et avec l’aqueux, de rendre facilement visible ce qui relève de la minorité sociale et sexuelle, de la rendre matérielle.
Il semble pour le moment compliqué d’envisager une distribution en France d’(Ab)normal Desire en salles ou en support physique. L’espoir est plutôt à porter du côté des festivals. En tout cas, Kishi Yoshiyuki a tout d’un nouveau talent du cinéma japonais. Un réalisateur à suivre.
Rohan Geslouin
(Ab)normal Desire de Kishi Yoshiyuki. Japon. 2023. Projeté au TIFF 2023 et en salles au Japon le 10/11/2023.