LE FILM DE LA SEMAINE – L’Innocence de Kore-eda Hirokazu

Posté le 27 décembre 2023 par

S’il y a bien un réalisateur japonais dont on retrouve le nom dans la plupart des grands festivals de cinéma, c’est celui de Kore-eda Hirokazu. Un an après Les Bonnes étoiles, il revient avec un nouveau film L’Innocence qui est reparti de Cannes doublement primé du prix du scénario ainsi que de la Queer Palm. Alors, qu’est-ce qui, dans ce nouveau métrage, a fait retrouver à Kore-eda le chemin des prix cannois ?

Le comportement du jeune Minato est de plus en plus préoccupant. Sa mère, qui l’élève seule depuis la mort de son époux, décide de confronter l’équipe éducative de l’école de son fils. Tout semble désigner le professeur de Minato comme responsable des problèmes rencontrés par le jeune garçon. Mais au fur et à mesure que l’histoire se déroule à travers les yeux de la mère, du professeur et de l’enfant, la vérité se révèle bien plus complexe et nuancée que ce que chacun avait anticipé au départ…

Kore-eda propose avec L’Innocence de reprendre le dispositif d’un des piliers du cinéma japonais, à savoir Rashômon de Kurosawa Akira, adapté de la nouvelle éponyme d’Akutagawa Ryunosuke. Il s’agit de raconter une même histoire à travers trois points de vue différents. Le dit « effet rashômon » souligne les enjeux de la perception individuelle sur le déroulé d’évènements. Là où Kurosawa et Akutagawa employaient ce récit tripartite pour questionner la part de subjectivité dans notre rapport à la vérité, Kore-eda en fait un usage un peu différent. Loin des films de procès qui utilisent ce dispositif narratif, comme Le Dernier duel de Ridley Scott, ici les trois points de vues permettent de révéler petit à petit toute la complexité d’une même situation. L’écriture du film ne nous fait pas douter de la véracité de ce que l’on voit en nous proposant des récits contradictoires comme c’était le cas avec Rashômon. Au contraire, ils se complètent brillamment pour mettre en lumière la vérité sous tous ses contours.

Ce n’est pas la subjectivité des témoins qui est mise en cause, mais celle du spectateur lui-même. Nous ne doutons pas de ce que nous voyons à l’écran, de ce qui s’est produit, mais par contre, notre propre opinion et perception des événements évolue au fur et à mesure du visionnage. Chaque nouvel angle d’approche sur un fait nous amène à réévaluer notre jugement, parfois radicalement. Kore-eda nous met en garde sur nos jugements hâtifs et biaisés. Il nous plonge la tête en plein dedans pour mieux nous en faire prendre conscience lorsqu’il nous en dégage. Patiemment, il faudra attendre que le métrage se dévoile complètement pour comprendre  ce qui se jouait sous nos yeux, l’origine des perturbations, une certaine relation amicalo-amoureuse entre deux jeunes enfants. 

Les trois points de vue se complètent peu à peu afin de reconstituer un magnifique tableau fait de situations et de relations humaines complexes et toutes en nuances. Aux milieux de ce tableau figurent des personnes qui, en fonction d’où et comment on les observe, peuvent apparaître parfois comme étant de véritables kaibutsu (« monstre » en japonais, titre original du film ). Ces monstres ne le sont que par le miroir déformant à travers lequel on les regarde.

Il est aussi important de noter que les trois segments du long-métrage sont équilibrés, ne sont pas répétitifs plus que nécessaire, et se répondent parfaitement. La maîtrise de l’écriture au scénario nous évite le déséquilibre fréquent des films en plusieurs parties comme les omnibus. Pour toutes ces raisons, il n’est pas du tout surprenant que Kore-eda soit reparti avec la palme du meilleur scénario. D’aucuns y verront peut-être une plume trop académique et volontairement démonstrative. Néanmoins, celle-ci se démarque a minima par sa minutie et sa maîtrise. 

Au-delà du dispositif narratif, le talent écrit de Kore-eda se démontre dans sa capacité à créer de l’émotion. Implacablement et calmement, le film nous saisit par un récit aussi poignant que mélancolique. C’est avec une grande douceur et efficacité qu’il arrive à nous faire ressentir le poids des souffrances portées par ses personnages. Le tout accompagné par une discrète bande son composée par feu Sakamoto Ryuichi . 

L’Innocence ne serait pas aussi touchant sans sa peinture d’une des plus belles relations d’amour enfantine portée à l’écran. Subtilement on observe comment deux âmes au caractère très différent, qui se tourmentent l’une et l’autre, en arrivent à se rapprocher. Nous assistons avec émotion à la naissance d’un amour platonique entre ces deux jeunes garçons. La construction de cette liaison n’est pas linéaire et s’établit avec toutes les maladresses et parfois les souffrances propres à l’enfance. Souvent il y a des frictions ou des blessures qui se forment entre eux deux, et celles-ci prennent toujours racine dans le contexte social, régulièrement difficile, dans lequel ils évoluent respectivement. Ce qui fait que leur relation est tortueuse. Leur amour arrive quand même à se frayer un chemin, en dehors du social, sylvestre, à l’orée de la forêt.

Ce nouveau long-métrage de Kore-eda se termine sur une fausse fin ouverte quant au sort de nos deux protagonistes. Le temps d’une dernière scène, nous quittons les points de vue pour adopter un regard omniscient, presque divin. Le réel laisse place à la métaphore, la beauté de ce platonisme d’enfance culmine et transcende la réalité. Kore-eda arrache notre dernière larme. 

L’Innocence est le film qui réconciliera peut-être les déçus de Kore-eda Hirokazu. Il y déploie avec force toute la puissance émotionnelle de son écriture dont il a déjà su faire preuve dans le passé avec Une Affaire de famille ou Nobody Knows. Nous nous souviendrons des années encore de Minato et de Yori.

Rohan Geslouin.

L’Innocence de Kore-eda Hirokazu. Japon. 2023. En salles le 27/12/2023

 

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