FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2023 – Ishanou d’Aribam Syam Sharma

Posté le 15 décembre 2023 par

Rares sont les films tournés au Manipur, petite région située à l’extrémité nord-est de l’Inde et actuellement en proie à des violences inter-ethniques entre les communautés Meitei et Kuki. Des quelques productions qui en sortent au compte-goutte, seules celles du réalisateur Aribam Syam Sharma ont franchi les frontières de l’Europe. Parmi elles, Ishanou (1990), film poétique, tragique et presque ethnographique, dont la copie restaurée était projetée au Festival des 3 Continents cette année. 

Ses habits teintés de rose et de rouge traversent des paysages verdoyants bordés par des champs et des rivières luxuriantes. Entre la pêche, les tâches domestiques et sa vie de famille, Thampa (Anoubam Kiranmala) mène une vie douce et lente au rythme des saisons. Entourée d’un mari aimant (Kangabam Tomba), de sa petite fille Bembem et de sa vieille mère toujours affairée, rien ne semble pouvoir venir troubler son équilibre traditionnel et convenu. 

Petit à petit, une folie mystérieuse s’empare cependant de la jeune femme. Dans la journée, Thampa se comporte comme une enfant malicieuse, en quête permanente de jeu auprès de son époux ou de la nature qui l’entoure. Au milieu de la nuit, son corps, comme possédé, se lève de lui-même et se met, religieusement et fiévreusement, à danser. Pris de violentes convulsions dès qu’on tente de l’immobiliser, il semble lutter pour sa liberté. 

Un matin, elle disparaît. Parti à sa poursuite, le voisinage la retrouve sur le perron de la demeure des prêtresses Maibis : une entité divine l’aurait guidée jusqu’à elles. Appelée à mener une existence religieuse, Thampa quitte sa famille. Elle est élue,  “ishanou”. 

C’est avec une grande délicatesse et une attention particulière à son personnage féminin qu’Aribam Syam Sharma filme le petit foyer, dont le quotidien profane est soudainement bouleversé par la rencontre tragique avec le sacré. D’un point de vue occidental, l’approche est presque documentaire et permet d’appréhender les us et coutumes de la communauté Meitei, majoritaire au Manipur et de confession hindoue. Avec des plans sublimes et sans artifices, Sharma met plus particulièrement en scène la vie des femmes au sein des villages : danses et chants rituels des prêtresses Maibis, cérémonie du perçage d’oreilles des petites filles, pêche au carrelet et vente de la marchandise du jour par les jeunes épouses ou les veuves sur les marchés, tracé des “tilak” jaunes sur le front…

Est-ce cette réalité inlassablement appelée à se répéter qu’a rejeté Thampa, la plongeant dans une sempiternelle aliénation ? La frontière entre le spirituel et la maladie mentale peut en effet être interrogée dans cette fable rurale où médecine et chamanisme sont toujours intrinsèquement liés. Malgré un bonheur apparent, la jeune femme n’essaie-t-elle pas inconsciemment d’échapper à sa destinée, au prix de l’amour qu’elle porte à ses proches ? Aribam Syam Shambar refuse de trancher et reste observateur des vies qui se jouent devant sa caméra. Dans un ultime tableau, chaque personnage joue sa dernière scène avec le poids de l’indifférence et la souffrance de la distance. Un fossé infranchissable les sépare désormais.

Pour rendre compte au plus près de la réalité filmée, le réalisateur puisa dans son travail de documentariste et s’appuya sur la plume de l’écrivaine d’ascendance royale M.K Binodini Devi, figure littéraire majeure de la région depuis les années 1960. Récompensé de deux National Film Awards pour meilleur film et mention spéciale à son actrice principale, Ishanou fut également sélectionné en 1991 à Cannes dans la catégorie Un certain regard.

Plus de trente ans plus tard, le long-métrage était de nouveau projeté sur la croisette cette année dans le cadre de la sélection World Classic, dans sa copie restaurée par la Film Heritage Foundation. À Nantes, où Aribam Syam Sharma reçut son premier prix international pour Imagi Ningthem (1981), il était donc tout à fait naturel qu’une séance spéciale lui soit consacrée.

Audrey Dugast.

Ishanou d’Aribam Syam Sharma. 1990. Inde. Projeté au Festival des 3 Continents 2023.

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