LE FILM DE LA SEMAINE – Le Garçon et le Héron de Miyazaki Hayao : Von den Hinterweltlern

Posté le 1 novembre 2023 par

Une décennie s’est écoulée depuis l’œuvre du maître nippon. Le Garçon et le Héron nous arrive comme un miracle. Le grand œuvre de Miyazaki Hayao est une quête sans fin, ou sans relâche ; le vent se lève.

« Je connais mort, qui nous consomme

Je connais tout, fors que moi-même. » –  François Villon, Ballade des menus propos

« Je suis plutôt surréaliste que trotskiste. C’est-à-dire que le surréaliste ne catégorise pas la politique, l’art ou la société,

il essaie de tout englober, complétement. Les surréalistes rejettent la banalité de la vie quotidienne. » – Adachi Masao, Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution

Mahito, jeune garçon vivant pendant la Seconde Guerre mondiale, assiste au décès de sa mère dans les flammes de l’incendie causé par un bombardement. Cette situation va pousser son père et lui à rejoindre la sœur de sa mère, dans la campagne japonaise. Mahito, qui a l’air impassible, va au contact de l’environnement pittoresque et bucolique traverser le deuil comme une transmutation. Miyazaki semble continuer le geste introspectif propre aux artistes qui sont conscients de leur âge crépusculaire. Si le crépuscule désigne ce moment trouble où la lumière est faible, elle peut autant désigner le glissement vers la nuit qu’une douce renaissance matinale. C’est justement dans cet espace poreux où tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas que s’inscrit cette dernière œuvre en date du maître nippon. Il sait désormais que chaque œuvre peut être la dernière donc il les fabrique comme si elles étaient la première. Ainsi, Le Garçon et le Héron se scinde en deux parties distinctes mais contre-intuitives comme la catabase et l’anabase. Mais l’une revêtit les traits de l’autre et rien ne semble être défini, comme si le cinéaste se refusait à fixer ce qu’il tente de convier, d’invoquer : les mouvements tacites au cœur du vivant.

Il y a cette maison dans laquelle s’enfonce le jeune homme comme dans une caverne, guidé par le double fantomatique de sa mère, sa tante Natsuko, avec ses tunnels comme des dédales et ses guides comme des diffractions de la grand-mère qui était déjà double dans Le Voyage de Chihiro. Les deux sorcières maternelles étaient déjà au cœur de Chihiro, les miroirs qu’étaient Yubaba et et Zeniba. Dès son entré dans la maison de campagne, où sa tante lui demande d’enlever ses chaussures, on constate la profondeur de la pièce et l’amoncèlement des niveaux dans l’image comme un étrange signal qui nous indique que nous quittons une forme de la réalité ; c’est un portail. Nous sommes dans un environnement familier, pourtant les couloirs et la longueur de la maison ne semblent en aucun cas réalistes. Cette architecture impossible révèle déjà la présence du fantôme originel qui hante l’œuvre de Miyazaki, Paul Grimault. On comprend par cette entrée dans la caverne pastorale et par les quelques éléments narratifs, que l’œuvre prend aussi des atours autobiographiques. La porosité de la lumière dans ce moment ne nous permet pas de discerner le matin ou la nuit. Sommes-nous dans une fiction autobiographique ? Une fable morale ? L’adaptation du livre de Yoshino Genzaburo ? Un conte initiatique ? Une cérémonie alchimique ? Tout cela n’a pas d’importance, « ceux qui cherchent à comprendre périront ». On se laisse bercer par le silence. Dans cette première heure dans la caverne des souvenirs règne le silence du monde face à la souffrance de ce jeune garçon qui paraît lui-même indifférent, étranger à tout ce qui existe, sauf à ces souvenirs enflammés qui, dans le réel, se transforment en larmes. Le sang s’échappe de son corps pour vaincre l’apathie du voile de la guerre, l’eau le pénètre comme une source de vie qui le lie au reste du monde. Et puis, cet héron qui, dans une sorte de pure présence cinétique, ramène le mouvement comme un semblant de réalité dans cette mise en scène d’un quotidien impossible que composent les personnages eux-mêmes tentant de contrer le théâtre de la guerre avec le théâtre de l’habitude. Dans ce ballet de matière, Miyazaki nous laisse apprécier la vie dans le détail, ses textures, le son que fait le pansement lorsque sa tante le touche. Les crottes du héron sur les fenêtres. La terre, l’eau, le feu, le métal, le vent et la chair. Tout nous est resitué par une minutie du cadre, du plan, de la composition dont le cinéaste avait rarement fait preuve à ce niveau d’attention. « Il faut accepter le beau et le laid ». La rigueur du tableau que dresse Miyazaki sur cette période est d’autant plus fascinante qu’elle est en constant décalage pour se calquer sur les dérives de l’état du jeune homme qui se perd dans les sensations, submergé par les vagues de chagrin, dans un monde sans sens. Ce plan où, en regardant par la fenêtre, la tête surcadrée de Mihato nous fait ressentir son enfermement non pas dans la maison, mais en lui-même, ce que la musique discrète de Hisaishi Joe renforce. On a l’impression de découvrir Miyazaki, encore une fois, dans une sorte de mouvement horizontal et de table rase, de rentrer de l’autre coté du miroir, de l’autre coté de l’image voire de l’écran.

Puis vient le mouvement ascendant, qui nous est montré comme une descente, une dissolution. Si la caverne du réel n’était pas exempte d’étrangeté, la tour des fantasmes n’est pas étrangère au cycle du réel. On reconnaît dans ce voyage imaginaire celui du cinéaste dans les images. L’île des morts de Böcklin, Piazza d’Italia de Giorgio Chirico, les rideaux des Enfants du paradis de Marcel Carné… On reconnaît aussi ce qui pourrait être un discret hommage à Takahata dans la fluidité incandescente des corps, et encore une fois Paul Grimault. Toujours en frictions, toujours sur le point de se transformer, les corps sont bouillants dans l’athanor. Il faut bien tout mélanger pour que le sel des larmes permettent de faire le tri entre la lourdeur des passions mercuriennes, et que naisse du chaos l’or des émotions, dont le souffle de Miyazaki révèle l’éclat comme un instant d’éternité. On reconnaît les dragons à leur cigarette, les princesses à leur alitement et les rois à leur volonté. On reconnaît la forme de l’entrée du couloir de lumière comme celle du Kofun ou l’arc Hama Yumi qui chasse le mal d’une seule flèche. On reconnaît les cycles qui définissent nos existences, la naissance et la mort, l’errance et les retrouvailles, les transmissions, la grandeur, la décadence et les infinies illusions qui se répètent sans cesse au cœur des hommes, la vie se nourrissant d’elle-même. « La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme ». On reconnaît l’alchimiste, le roi pécheur, l’idiot, l’innocent, la maman et la putain. On reconnaît les glissements propres à la littérature gothique dans la première partie, tout comme les créatures, mushi, qui font écho au folklore japonais dans la seconde. On reconnaît surtout les plans surchargés de détails du Château ambulant, les forêts luxuriantes de Mononoké, la solitude et la désolation moebiusienne de Nausicaä,  la verticalité d’une tour où se joue le destin d’un garçon et d’une jeune fille venu du Château dans le ciel, les mirages marins de Ponyo et encore, toujours, l’indépassable séisme de la guerre qui lie tacitement ces images dans le maelström que tente de contenir Miyazaki. Il est même fascinant de constater que le disciple apocryphe, Shinkai Makoto a lui aussi accouché d’une œuvre similaire, sur le deuil d’une mère, et dont l’appréciation comparée se joue dans les expériences réelles au cœur de leur cinéma, la guerre pour le maître, les catastrophes naturelles pour l’élève. Chez les deux cinéastes, la possibilité de s’accorder à une échelle cosmique avec l’ensemble du vivant dans la conjuration, par la culture comme une communion transcendante, de la mort. Jusqu’à l’abstraction des géomètres, le voile du monde s’étiole dans les flammes, dans l’incendie d’une bombe comme d’un astre pourfendeur du ciel parfait des idées qui, dans l’absurdité du réel, n’aurait que le sens qu’on voudrait bien leur donner. Nous le reconnaissons et Miyazaki aussi.

La force souterraine de l’œuvre réside justement dans tout cela. Dans les abîmes de la géométrie, des abstractions, dans l’inextricabilité de l’être face à l’absurdité de l’immanence, de l’absence, de l’existence, il n’y a point de réponse dans l’arrière-monde. Il n’y que l’expérience d’un kaléidoscope sensible infini qui serait, dans un geste de repli, la modélisation du chaos du réel, et dans le cas de Miyazaki sur sa propre œuvre, ses propres influences, son imaginaire. L’angoisse de s’évaporer, disparaître, dans le livre. Il reste des images comme des graines sur lesquelles pourrait repousser une vie. C’est le grand œuvre du cinéaste, ou au moins le trésor que nous laisse celui qui a tout sacrifié pour en créer dans une quête dont la fin semble proche. L’alarme, premier plan de l’œuvre qui vient briser le silence de la nuit, est en fait le bruit sourd qui la parcourt comme une vibration, une friction. Elle résonne dans l’esprit comme une cicatrice sur la peau. Le dédale de l’imaginaire, comme la chambre des larmes inavouées, aurait pour minotaure la peur d’accepter le monde comme une expérience sensible de matières, de sensations et de silences. Et peut-être rien de plus. Mais encore une fois, le vent se lève, pour nourrir avec le  feu qui cause la mort, le mouvement même de la vie sur les terres brulées de l’enfance. Le vent serait aussi bien dans le vivant que dans les œuvres qui parviennent à en capturer la flamme écarlate qu’il nourrit. Cette pierre de feu, comme un prisme, nous dévoilerait les nuances des couleurs qui composent la lumière de tout ce qui est. Le cinéaste nous révèlerait au crépuscule que ses œuvres ne sont que les fantasmagories d’un garçon blessé par sa propre humanité face à l’horreur, et qui en refuse l’indifférence. C’est là où brille l’œuvre comme une lumière qui émane de la chair d’une blessure secrète. Dans cette brèche coule le sang du poète comme le nôtre, jusqu’à sa coagulation, sa fixation en images. C’est autant la première et la dernière grande expérience de sa vie d’homme que le cinéaste tente de nous restituer. Dans les mouvements mécaniques de l’histoire industrielle dans laquelle nous sommes pris, Miyazaki nous rappelle qu’il n’y a rien à tirer de la guerre si ce n’est des morceaux de rêves d’une enfance brisée. Seul l’art comme une caverne peut apaiser, et nous faire traverser ces épreuves à travers le blanc de la lumière de la connaissance et le rouge du sang de l’expérience. Les larmes ont laissé une tache indélébile sur les tableaux de réminiscence de l’enfant à l’origine de l’artiste. C’est dans cet abandon abrupte au vertige de la chair, devant ce déchirement de la peau comme d’un voile révélateur que Le Garçon et le Héron nous sidère dans son dernier plan, ce simple cut, ce retour au réel. Cet adieu au langage. Et nous rend au monde comme à nous-mêmes. Ainsi semble avoir vécu Miyazaki, dans le souffle d’un feu qu’il a transmuté en souffle de vie jusqu’à ce qu’il expire pour la dernière fois à travers ses dessins, noirs comme le résultat d’un mouvement, d’une friction d’un crayon sur une feuille, noirs comme les cendres de regrets. L’invisible enfin figuré serait l’air qui a permis au cinéaste de respirer, les liquides des corps et les bruits de la douleur d’un être qui advient enfin à la vie, conscient des circonstances de sa propre naissance, donc de celles de sa finitude. Et vous, comment vivez-vous ?

Kephren Montoute

Le Garçon et le Héron de Miyazaki Hayao. Japon. 2023. En salles le 01/11/2023