Critique de Faust d’Aleksandr Sokourov en DVD : les origines du mal

Posté le 7 novembre 2012 par

Le Faust de Sokourov, assurément l’un des films les plus marquants de l’année, sera disponible en DVD et Blu-ray le 6 novembre 2012. L’occasion pour nous de revenir sur ce cauchemar éveillé, qui porte à incandescence les hantises de plasticien du cinéaste russe en même temps qu’il explore les origines du Mal. Par Antoine Benderitter.

Un parfum de mort et de folie. Lion d’Or à Venise en 2011, le mythe de Faust, tel que se le réapproprie Sokourov, donne le vertige. De part et d’autre du film, deux plans cosmiques. Au commencement, des espaces célestes déserts de tout Dieu ; à la fin, des cimes enneigées désertes de tout homme. Toute transcendance semble abolie mais les signes du sacré abondent. Or, en dépit de ces hauteurs mystiques et presque abstraites, Faust est d’abord un film charnel, terrestre, se confrontant directement aux hommes et à leurs marasmes. Les deux pièces de Goethe sont devenues pour l’auteur du Soleil (2006) le prétexte d’une rêverie tour à tour solennelle et grotesque, truculente et lugubre, hantée par la chair, le sexe et la mort. Le ton est donné dès les premières minutes : le plan aérien inaugural, survolant un paysage en images de synthèse inspiré de La Bataille d’Alexandre (une toile d’Albrecht Altdorfer composée vers 1528), se conclut par un fondu enchaîné sur le pénis tuméfié d’un cadavre. Les explosions éjaculatoires des geysers islandais à la fin du film semblent faire écho à cette ouverture. C’est dire le cheminement tortueux de Faust, la morbidité de son inspiration, mais aussi sa cohérence.

 

Un monde à l’agonie.

Le film se déroule dans un 19e siècle fantasmé. Faust est un docteur spécialiste du corps humain. Il a beau autopsier des cadavres, les secrets de la vie se dérobent à lui. Il ne mange plus, ne dort plus, pense même à mourir. Sa seule motivation : son obsession érotique pour la belle Marguerite – à laquelle s’ajoute sa curiosité pour l’usurier Mauricius Müller, créature difforme et peut-être diabolique. Avant de donner toute sa mesure dans l’acmé dramatique de son dernier tiers, le film semble se perdre dans un labyrinthe ; les corps des protagonistes se déplacent erratiquement, entrent en collision, se distordent, les ruminations philosophiques s’enchaînent de manière logorrhéique et parfois décousue. Bref, il y a de quoi égarer bien des spectateurs lors d’une première vision. Entre autres infidélités au texte de Goethe, la signature du fameux pacte avec le diable est traitée avec une désinvolture presque parodique. En effet, quel enjeu y a-t-il à vendre son âme dès lors que ni le metteur en scène, ni les personnages ne semblent croire en l’existence de celle-ci ? D’entrée de jeu, l’éviscération du cadavre s’accompagne d’un discours reniant à chaque organe son statut de siège possible de l’âme : Dieu est partout, donc nulle part, affirme l’assistant de Faust. Autrement dit, Dieu est mort. Prenant sa place, l’homme s’arroge ses prérogatives, en particulier sa fonction de démiurge, comme en témoigne le pathétique homoncule créé par l’assistant de Faust. La caméra s’attarde, fascinée, sur la créature agonisante. L’avènement du prétendu surhomme laisse un arrière-goût étrange, mêlant mélancolie diffuse et horreur pure.

L’usurier diabolique finit enseveli sous les rochers : Faust le rejette en même temps qu’il tourne en dérision le pacte signé avec son sang. Loin de Dieu, loin du diable, le Faust sokourovien devient donc libre de toute attache. L’ivresse mégalomane du savant déchu filant droit vers les lointains enneigés ne semble avoir d’autre issue qu’une irrémédiable solitude, celle des tyrans du 20e siècle, comme le suggère l’inscription du film dans la tétralogie sokourovienne consacrée au pouvoir, ses stases et sa déchéance (Moloch, Taurus, Le Soleil). Toutefois, cette filiation s’avère problématique. Si elle n’était revendiquée avec emphase par le générique de fin, elle ne s’imposerait pas d’emblée, tant les trois précédents films déploient un rythme somnambulique, une ambiance sépulcrale, aux antipodes de la pulsation fiévreuse de Faust. Peut-être est-ce parce qu’au sein du monde confiné d’Hitler, Lénine et Hirohito, la mort a déjà accompli son œuvre. Dans Faust, les êtres continuent de se débattre, de palpiter, au diapason d’une caméra mobile et d’un montage syncopé. La mort rôde mais le glas n’a pas encore sonné. Exception notable : le dernier tiers du film, marquant une bascule hallucinante dans l’au-delà.

Cauchemars charnels.

Ce final achève de donner à Faust des allures d’anthologie de l’abjection organique : cadavres éviscérés, visages couperosés de lépreux, humanoïdes difformes aux regards noirs, corps livides croupissant sur les berges du Styx, sans oublier la chair tumescente de l’usurier et la masse spongieuse de l’homoncule. Le cosmos lui-même semble participer à ce pourrissement universel ; les comètes ne sont rien d’autre que des pets du ciel, éructe l’aubergiste à l’issue d’une discussion avec Faust. Aux antipodes de cette dégénérescence irradie la chair de Marguerite. Son corps lisse, une fois dévoilé, apparaît infini comme un paysage, riche de courbures, de vallons, de forêts sombres – la plus touffue étant celle de son sexe, où Faust plonge un visage hagard avant de rejoindre le monde des morts. Comme s’il s’agissait, par la plongée dans les eaux froides du désir, de dire adieu à la vie en consumant le  seul attrait qui lui restait.

Il ne semble donc pas y avoir la moindre issue à la damnation. Au point que l’obsédante décrépitude contamine l’objet cinématographique lui-même : ce film hanté par la chair humaine inflige un traitement singulier, presque choquant, à la chair filmique. Le montage haché, d’une nervosité inhabituelle chez Sokourov, va jusqu’à brouiller les repères spatiaux, nous perdant dans une topographie incertaine. La photographie, troublante d’hyper netteté grâce au numérique, déploie une palette de gris, de verts et d’ocres évoquant un état aussi fascinant qu’inquiétant de décomposition. Au sein de ce cloaque, jamais de franc soleil. La lumière paraît voilée, si bien qu’on se croirait souvent au fond de l’eau. Or, il arrive que les ondulations parcourant l’image donnent lieu à des anamorphoses saisissantes. Ainsi, lors de l’unique passage de Marguerite chez Faust, le visage de la jeune femme se distord dans une lueur dorée jusqu’à faire songer à l’homoncule vu quelques minutes plus tôt, comme si Marguerite était une création du cinéaste Sokourov au même titre que l’homoncule est une création du savant Wagner. Autant dire que l’artiste également est un démiurge. Et que sa créature – c’est-à-dire le film – a beau être monstrueuse, voire agonisante, elle est vivante elle aussi. Au risque de la difformité, mais parfois jusqu’à la magnificence, sa chair visuelle est malaxée en tous sens par Sokourov, expérimentateur compulsif, peut-être hanté dans son travail de plasticien par le même orgueil funeste que Faust ; à ceci près que la destruction opérée par ce dernier serait convertie par le réalisateur en pure énergie démiurgique, celle qui permet au film d’exister avec une telle incandescence, au-delà du bien et du mal. Ce brouillage des repères moraux ainsi que des frontières entre la vie et la mort, le passé et le futur, la beauté et la laideur, produit une déflagration esthétique, un vertige, qui hissent le film vers des sommets rarement atteints dans le cinéma contemporain.

L’édition DVD.

Le DVD édité par Blaq Out, dont la sortie est prévue le 6 novembre 2012, est techniquement à la hauteur du film. Le format 4/3 voulu par Sokourov, atypique de nos jours, est évidemment respecté. La compression de l’image s’avère de qualité, et le son de bonne tenue, ce qui est ressenti dès le bel écran de menu où retentit la musique symphonique d’Andrey Sigle.

Les suppléments ne sont pas en reste, même si on les aurait souhaités plus conséquents. Outre une bande-annonce, le DVD propose en effet deux entretiens d’une vingtaine de minutes chacun, l’un avec Jean Lacoste, historien, l’autre avec Jacques le Rider, philosophe. Le trait d’union entre le film et sa source littéraire est ainsi bien assuré. Mais il ne faut pas oublier que ce Faust ci relève davantage de Sokourov que de Goethe : à ce titre, dommage que ne figure pas une analyse spécifiquement cinématographique de l’œuvre ni même, par exemple, un making-of. Malgré cette carence, l’édition proposée par Blaq Out demeure hautement recommandable.

Antoine Benderitter

Faust d’Alexandre Sokourov, disponible en DVD et Blu-ray chez Blaq Out, à partir du 6 novembre 2012.

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