Pour fêter le centenaire de Suzuki Seijun, L’Étrange Festival programme sur grand écran son fameux film La Jeunesse de la bête. C’est l’occasion de (re)découvrir les talents de plasticien de ce réalisateur japonais génial !
Suzuki Seijun aura le temps d’une remarquable série de films su se sortir des différentes contraintes au sein du studio Nikkatsu (sujet limité et scénario imposés dans des genres codifié comme le yakuza-eiga, budget minuscule et tournage n’excédant pas les trois semaines) pour profiter des libertés accordées aux metteur en scènes tant que ces conditions étaient respectées. Détective Bureau 2-3 (1963) avait été une des œuvres permettant à Suzuki d’imposer sa marque. Il y abordait le genre du yakuza-eiga (film de yakuza) dans une intrigue archétypale mais qu’il détournait en brisant la dimension chevaleresque habituellement associée aux yakuzas dans ces films (pour en faire des brutes épaisses assoiffées de violence) et surtout en l’éclaboussant de son esthétique pop et ses expérimentations filmiques. La Jeunesse de la bête sort à peine trois mois après Détective Bureau 2-3, et s’affirme comme une sorte de variation sur le même thème avec un même postulat où l’imprévisible Jô Shishido s’infiltre dans un clan yakuza pour y semer la discorde. Alors que dans Détective Bureau 2-3, il incarnait un être flamboyant, élégant et indestructible n’agissant que pour le panache, il en va tout autrement ici. Le héros a ici un motif personnel, cherchant à venger un ancien collègue policier dont l’assassinat a été maquillé en suicide. Suzuki Seijun semble au départ auréoler Shishido de la même aura irrésistible que dans le film précédent à travers les coups d’éclats qu’il réalise pour attirer puis intégrer les clans yakuzas.
Pour ce faire il déploie une véritable maestria visuelle où le décor studio constitue un véritable outil pour pousser les situations à leur paroxysme dans sa mise en scène. On pense à cette confrontation dans le restaurant où un mouvement de caméra passe d’une vue en contre-plongée à travers un sol de verre pour le suivre ensuite en compagnie de deux sbires faire face aux pontes de l’organisation. Auparavant on aura apprécié dans le même décor la stylisation de ce mur de plexiglass insonorisant la salle de restaurant et celle de réunion des malfrats. Suzuki semble vouloir établir une vraie distance entre le monde réel et celui des yakuzas, que ce soit l’image plongée dans l’obscurité quand Shishido va à leur rencontre ou bien sûr l’ouverture en noir et blanc (si ce n’est deux fleur coloré dans un effet d’une grande poésie) quand on découvre le cadavre du policier. Le panache du héros est progressivement mis à mal, tout le côté classieux et omniscient du précédent film s’estompant. Jouant un double jeu à la façon du Yojimbo (1961) de Kurosawa Akira, sa couverture est plus d’une fois mis à mal. Cela s’incarne dans le récit au fil de la découverte de son passé, comme si en s’humanisant il en devenait plus vulnérable au contraire de Détective 2-3. Dès lors les effets tapageurs de Suzuki serviront à illustrer son chemin de croix plutôt que son triomphe, tel ce passage à tabac dans une pièce plongée dans la pénombre si ce n’est un éclairage bariolé l’isolant au centre de cet espace.
Cette outrance picturale servira au sens large à mettre en avant la nature veule et le climat délétère des clans yakuzas (largement ridiculisés tel ces collant au visages leur donnant un aspect grotesque ou l’amour aussi inattendu que grotesque d’un sbires pour une jeune femme à la fin) avec des idées folles comme ce chef battant sa femme avant de l’étreindre dans un extérieur studio imbibé d’un filtre jaune qu’on croirait échappé du Magicien d’Oz. Autre moment fou, une confrontation dans décor où est projeté un film en arrière-plan (un des films de Suzuki semble-t-il) et dont le déroulement influe sur la péripétie en cours avec un coup de feu dont on ne saisit plus la source. Cet art de placer un élément qui confère une étrangeté inattendue à la scène se retrouve également avec ses petits avions suspendu dans un appartement avant une fusillade brutale. Il ne s’agit plus y de simplement déconstruire le yakuza-eiga mais aussi le surhomme machiste entrevu précédemment. Cela n’a rien de gratuit mais nous prépare au contraire à une révélation finale qui démontrera combien il a été ballotté et dans l’erreur tout au long du récit. Le héros hard-boiled surdimensionné y est définitivement désarçonné et alors qu’on le quittait détaché et triomphant dans Détective Bureau 2-3, c’est le visage défait par les épreuves et baignant dans l’ombre que l’aventure s’achève. Toutes ces approches trouveraient leurs apogée (mais aussi la fin de l’indulgence de la Nikkatsu) quatre ans plus tard dans La Marque du tueur (1967) le chef d’œuvre de Suzuki.
Justin Kwedi.
La Jeunesse de la bête. Japon. 1963. Projeté à l’Étrange Festival 2023