L’Étrange Festival est aussi (et surtout) le lieu de découvertes inédites exhumées par la superbe équipe de programmation, et occasionnellement par certains réalisateurs invités à proposer leur propre programme au travers d’une carte blanche. Cette année, c’est notamment Gareth Evans (réalisateur de The Raid) qui nous propose de redécouvrir deux extrêmes du cinéma japonais : le culte Dead or Alive de Miike Takashi et le plutôt rare en Europe A Colt Is My Passport. On revient sur ce dernier.
Kumamura Shuji, un assassin, est engagé par un clan Yakuza afin de neutraliser le chef du clan rival. Si l’opération est une réussite, Shuji se fait trahir par son client se liguant contre lui du côté de la famille de la victime. Il tente alors de s’enfuir.
Réalisé en 1967 par Nomura Takashi, ce film est un polar hybride très moderne menant le yakuza eiga aux frontières du film noir et du western spaghetti. Si notre perception occidentale du cinéma japonais de la décennie 1960 est assez déformée par l’impact de la Nouvelle Vague japonaise et des avant-gardes, A Colt Is My Passport permet de découvrir un envers de cette époque dans ce qu’il propose formellement.
Le retour de la théâtralité japonaise dans le cinéma des années 60 est un lieu commun que l’on croise régulièrement lorsque l’on aborde le cinéma nippon de cette époque. L’influence exercée par un cinéma populaire occidental est cependant quelque chose de nettement moins discuté dans cette période marquée justement par un cinéma affirmant avant tout sa spécificité et sa japonité à travers ce qu’on appelle souvent « La Nouvelle Vague japonaise ». Au minimum, l’on aborde l’influence de la Nouvelle Vague française qui est, de toute manière, presque inévitable dans le cinéma mondial des années 60 et 70.
D’une certaine façon, A Colt Is My Passport n’y échappe pas puisque fortement influencé par le cinéma de Melville. Cependant, il se démarque par l’inhabituelle influence du western spaghetti pour un film de cette décennie et de ce genre. Il va sans dire que ce mélange forme ici une parfaite symbiose. Les films dans le milieu du crime japonais avec Shishido Joe dans le premier rôle, et ici interprète de Kumamura Shuji, sont loin d’être rares. Ce film sort d’ailleurs en plein pic de la carrière de l’acteur et la même année que La Marque du tueur de Suzuki Seijun dans lequel il joue aussi un tueur à gage. Mais si ce dernier s’amuse à déconstruire le genre tout comme la figure de l’acteur dans ce même rôle, A Colt Is My Passport emprunte une voie bien opposée en tentant plutôt de revitaliser le genre à travers la figure de Shishido Joe et une hybridité formelle assumée.
L’on peut considérer le pari globalement réussi : de sa photographie léchée à sa mise en scène inventive, le film jouit d’une cohérence formelle impressionnante malgré le grand écart esthétique opéré. Sa citation constante du western en fait par ailleurs un objet saisissant pour le spectateur contemporain tant il modernise le genre avec ses voitures en guise de chevaux, ses motels urbains en guise de saloons, ses yakuzas en guise de truands ou bien encore ses chantiers en guise de déserts. C’est tout autant une japonisation du western qu’une modernisation du genre qui est opérée par Nomura. La séquence finale du film apparaît comme épatante lorsque mise en perspective avec cette revitalisation, revisitant le duel d’une manière ultra contemporaine et préfigurant presque, le grotesque en moins mais avec presque autant de tension, l’explosif et chaotique final de Dead or Alive.
Certes, la démarche est radicalement opposée à celle d’un Suzuki et à l’air du temps, préférant le classicisme à l’établissement d’un nouveau cinéma (même si l’on peut tout de même tracer des liens théoriques prégnants entre la démarche de Nomura et celle de Suzuki, surtout dans leur attachement à une identité filmique proprement japonaise). Il faut aussi reconnaître que ce classicisme étouffant manque parfois un peu d’auto-dérision en usant d’effets de style déjà surannés. Dans ce même geste maladroit contaminant l’entièreté du film, on peut soulever l’entêtante musique aux allures morriconesques revenant sans cesse et devenant presque encombrante. Cela n’enlève pourtant pas le charme indéniable du film qui n’existerait pas sans ces défauts, ni même l’étonnante démarche de son réalisateur.
Si ce n’est pour le plaisir de voir Shishido Joe camper à merveille son rôle fétiche, A Colt Is My Passport est aussi un très correct thriller de l’époque dont le seul défaut est de ne jamais tenter de dépasser le classicisme qui l’encombre. Cela ne l’empêche pas, paradoxalement, de se révéler souvent étonnamment contemporain dans son traitement formel et très ambitieux dans sa démarche.
Thibaut Das Neves
A Colt Is My Passport de Nomura Takashi. 1967. Présenté à L’Étrange Festival 2023