Quatrième long métrage du rare Kazuaki Kiriya, From the End of the Word est une fable apocalyptique qui mêle le Japon féodal, présent et futur et emprunte autant à la science-fiction qu’au polar politique et à la fantasy. Un art du mélange et du syncrétisme typique chez Kazuaki. C’était à découvrir au Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF) 2023 !
La fin du monde est proche ! C’est ce qu’annonce une oracle capable de se réincarner et de lire un étrange livre dans lequel notre avenir est déjà écrit. Hana, une orpheline de 17 ans, est désignée comme l’élue qui pourra empêcher cette tragédie. Son pouvoir ? Grâce à ses rêves, elle peut se téléporter dans le Japon féodal et modifier le destin de l’humanité. Mais peut-on vraiment changer un avenir qui est déjà écrit par des puissances surnaturelles ? Dans sa quête entre le rêve et la réalité, le passé et le présent, Hana se trouve confrontée à un samouraï sanguinaire, un mage aveugle (mais voyant) et une lycéenne harceleuse.
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Cinéma baroque
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Carrière atypique et intéressante que celle de Kiriya Kazuaki. Sur le fond : avec quatre longs métrages réalisés depuis 2004, il tranche avec la tendance stalkhanoviste fassbindérienne de ses contemporains nippons. Dans la forme : que ce soit dans la science-fiction ou l’action, c’est un expérimentateur.
Dès son premier film Casshern, adaptation d’un manga, il expérimente le tournage en numérique avec fond vert pour créer en post-production un univers visuel volontairement artificiel, à l’instar de Pitof avec Vidocq, Roberto Rodriguez avec Sin City ou Zack Snyder avec 300. Esthétiquement, Casshern a plutôt bien vieilli avec ses décors qui ne jureraient pas dans un jeu vidéo : la très sombre ville industrielle, la montagne illuminée, la végétation luxuriante, le terne champ de bataille. Tout cela dans des couleurs volontairement saturées. Kazuaki poursuit ses expérimentations dans son deuxième film Goemon, en 2009, adaptation d’une histoire folklorique où l’esthétique vidéoludique, permise par le numérique et saturée de couleurs criardes, dynamise le Japon féodal jusqu’à le rendre gigantesque et merveilleux. Un mash-up de conte traditionnel, de Zelda et de Final Fantasy (les dragons en moins).
Kazuaki abandonne ce parti pris dans son troisième film, Last Knights, énième adaptation de l’histoire des 47 ronins, sorti dans l’indifférence malgré sa distribution internationale (Clive Owen et Morgan Freeman). Fini le fond vert, le tournage se fait en décors naturels… ce qui n’empêche pas une certaine sophistication et exubérance dans les costumes, l’architecture des palais et un clair-obscur… tout à fait baroques. C’est bien le mot pour qualifier Kazuaki, que ses films soient tournés en fonds verts ou en décors naturels. Couleurs vives saturées, contrastes de lumière, appel au merveilleux, héros hyper expressifs, comportements excessifs et violents, mélange de genres et de tons. Telles sont les caractéristiques de son cinéma.
From the End of the World est une synthèse de ce baroque. L’intrigue apocalyptique emprunte autant à la science-fiction (Matrix et son élu destiner à perpétuer/casser une boucle inéluctable ; Cloud Atlas et ses redondances temporelles) qu’à la conspiration politique (une secte d’élus qui traverse l’histoire pour influencer les décisions politiques), l’action (aux sabres ou aux flingues selon l’époque), le surnaturel (avec des pouvoirs télékinésiques comme dans Rêves d’enfants ou Akira d’Otomo), l’horreur (l’intrication du rêve et de la réalité comme dans Les Griffes de la nuit) ou le passage à l’âge adulte (avec une romance entre l’héroïne et un camarade lycéen).
Esthétiquement, Kazuaki alterne un Japon féodal en noir et blanc avec un Japon contemporain lumineux mais avec des lieux plus sombres comme cette cave éclairée à la bougie où la jeune héroïne rencontre la secte d’êtres capables de se réincarner et de lire l’avenir. Les personnages sont archétypaux à souhait, comme dans les contes : l’adolescente en uniforme de marin, la « sorcière » exubérante à la coiffure excentrique, le flic sobre et moderne, le « méchant » ténébreux ou les étranges enfants yokai au visage masqué. From the End of the World, c’est le « menu best-of » de Kazuaki.
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Groovin’
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Ce cinéma baroque, référencé à outrance jusqu’au kitsch assumé, est une tendance de fond depuis les années 1990 : Quentin Tarantino, Baz Luhrmann, les Wachowski, Edgar Wright mais aussi Wong Kar-wai en sont les exemples les plus éminents. Avec une volonté parfois sérieuse et souvent ironique. Cela est largement dû à l’échantillonnage (ou sampling) et à la culture du remix dans la sphère musicale, qui s’est fortement développée dès les années 70 avec le Dub jusqu’à son avènement dans les années 80 avec le hip-hop et la figure du disc-jockey. Ou l’art d’utiliser une musique existante pour créer quelque chose de nouveau. Du vol ou du recyclage, c’est selon. C’est le postmodernisme.
Cet art de l’échantillonnage dans le hip-hop peut donner des mille-feuilles ingénieux où chaque son savamment agencé peut créer une musique radicalement nouvelle (les productions du Bomb Squad pour Public Enemy ou des Dust Brothers pour les Beastie Boys), la déconstruction/reconstruction ludique (le turntablism archéologique, patrimonial et dansant d’Invisibl Skratch Piklz, X-Men ou DJ Shadow), l’emprunt paresseux et putassier (la décennie de P. Diddy et Bad Boys Records) ou la création d’un univers hétéroclite mais cohérent et unique en son genre, comme le son du Wu-Tang Clan et son appropriation culturelle (pour reprendre un concept éclaté au sol) du wu-xia pian et des polars hongkongais pour les mélanger au R&B et à la blaxploitation. RZA, producteur génial, poussant sa science de l’échantillonnage jusqu’à utiliser à trois reprises des éléments d’une même chanson pour concevoir trois chansons complètement différentes. « Groovin‘ » de Willie Mitchell sert donc de canevas pour « Liquid Swordz » et « 4th Chamber » de GZA mais aussi « Protect yo Neck II the Zoo » d’Old Dirty Bastard.
Dans la lignée de l’échantillonnage, les années 90 ont vu se développer la culture du remix (une fois de plus, initiée par le Dub en Jamaïque). On se souvient des singles bourrés de faces B avec une cohorte de remixes. Pratique courante dans la musique électronique et ce qu’on a appelé le trip-hop. Un groupe comme Massive Attack a ainsi été remixé par des dizaines de groupes pour des résultats plus ou moins convaincants. Ce n’est pas un hasard si Les Anges déchus de Wong Kar-wai, qu’on peut considérer comme une face B ou un remix de Chungking Express, utilise dans sa bande-son « Because I’m cool« , chanson de Robison Randriaharimalala adaptée du « Karmacoma » de Massive Attack.
Cet art de l’échantillonnage et du remix est consubstantiel du cinéma de Tarantino, Luhrmann ou Wright. Et tant d’autres. C’est bien ce que l’on voit à l’œuvre chez Kazuaki.
Marc L’Helgoualc’h
From the End of the World de Kiriya Kazuaki. 2023. Japon. Projeté au NIFFF 2023M