La Ballade de Narayama, chef d’œuvre d’Imamura Shohei, et Palme d’or 1983, est à présent disponible sur MUBI. De quoi se replonger dans ce film intense !
Selon la légende, quelques heures avant la cérémonie de clôture du Festival de Cannes 1983, un journaliste mal informé annonçait aux producteurs de Furyo de Oshima Nagisa, autre chef-d’œuvre japonais en compétition, qu’il était détenteur de la Palme d’or. La déception, le mini scandale même, successifs à l’annonce du vrai vainqueur, La Ballade de Narayama du moins prestigieux Imamura Shohei, furent à la hauteur de l’enthousiasme précipité des amis et fans de l’auteur de L’Empire des sens. Car il faut bien l’avouer, cette Ballade n’a à première vue rien d’un film fédérateur, tant sa trivialité, son obscénité, l’extrême cruauté des rapports humains qu’il expose, son récit touffu, difficile à suivre malgré la force de la mise en scène peuvent légitimement amener à lui préférer la suprême élégance du style Oshima. Il faut croire que la récompense finale, le dernier tiers du film, aura suffi à convaincre le jury dirigé cette année là par l’écrivain William Styron de sa grande beauté.
La Ballade de Narayama, c’est durant une bonne heure et demi la chronique du quotidien d’un petit village de Shinshu, où l’on obéit à une tradition inflexible. A l’approche des soixante-dix ans, chaque homme ou femme doit être porté sur le dos par son fils aîné jusqu’à la montagne du titre, afin d’y mourir et par là même soulager la famille d’une bouche à nourrir. Tous les rapports entre les personnages, aussi bien un parent et son enfant que des frères ou un couple tournent autour de cette question précise de la subsistance. Les récoltes saisonnières dépendent des caprices du temps, une patate est une patate et il est déconseillé aux plus pauvres parmi les pauvres de s’approprier le fruit du travail des autres, sous peine de mort. C’est ce que montre avec une frontalité terrible la scène centrale du châtiment infligé à une famille entière, enterrée vivante par les hommes du village suite à une succession de vols. Moment du film d’autant plus traumatisant que parmi les membres de cette famille se trouve Matsu, la fiancée enceinte de Kesakichi, petit-fils de la vieille Orin (géniale Sakamato Sumiko), l’héroïne du film.
Vus, elle et l’enfant qu’elle porte (son « souriceau », dit-on), comme « deux bouches supplémentaires », on ne sait trop si son sacrifice tient à ce prétexte économique ou à son erreur d’avoir profité quelques jours plus tôt de la gentillesse de sa belle-famille pour lui chiper des légumes. La confusion morale est certes la clé de l’œuvre de l’immense Imamura, son autre Palme d’or, L’Anguille (1997), suivant un homme ayant sauvagement assassiné sa compagne dans sa période de réinsertion. Étrangement, dans ce cinéma, si tout le monde est susceptible de faire le mal, nuire à l’intégrité physique d’autrui, y compris et surtout ceux que l’on est supposé aimer, la sympathie ne disparaît pas totalement. Si Orin a froidement envoyé la jeune fille vers la mort, le fait qu’elle dise un peu plus tard être persuadée de la retrouver lors de sa propre mort, à Narayama, ferait presque relativiser l’horreur de ce que l’on a pourtant bien vu.
Ce relativisme peut être interprété de plusieurs manières. Déjà, le Japon villageois de ce film, seconde adaptation de nouvelles de Fukazawa Shichiro après celle de Kinoshita Keisuke en 1958, est gouverné par des croyances et un instinct de survie difficilement assimilables par nos yeux consciencieux et progressistes d’aujourd’hui. Suivre Narayama, appréhender le comportement de ses personnages à l’aune de nos propres idées confinerait à rendre sa vision intenable (en tout cas ses deux premiers tiers). Autre interprétation, pas si éloignée au fond : pullulent dans le film des plans consacrés à la flore (la nature, sa richesse, ses variations donnent au film un cadre très terrien) et la faune. On ne compte rapidement plus les plans de coupe et inserts sur la course d’un lapin, le gobage d’un rat par un serpent, le grignotage d’un crapaud par une sauterelle, l’enroulement de deux serpents au moment où Kesakichi, dans la forêt, force Matsu – résistante mais rieuse – à l’étreinte.
La portée allégorique de ces vues animalières est évidente, invitant, de manière antispéciste, à regarder les exactions des hommes comme de purs faits de survie, l’assouvissement des instincts primaires, dans ce monde, à cette heure-là, primant sur toute perspective humaniste. Avec la faim, le sexe est d’ailleurs, comme dans toute l’œuvre, l’autre moteur des personnages. Devant une vulve de femme, un vieillard ressemble à un petit garçon. Quant à Risuke (Hidari Tonpei), fils cadet de Nori qui souffre de puanteur, son handicap nuit à toutes ses relations humaines, même ses neveux ne le respectant pas. Il faudra une manœuvre de sa mère pour dénicher, juste avant son départ pour Narayama, la seule femme des alentours dont l’absence d’odorat fait une volontaire parfaite pour son dépucelage tardif. Vous l’aurez compris, la trivialité fait loi, et si la mise en scène d’Imamura est très élastique, alternant scènes d’intérieur peu éclairées, aux plans essentiellement moyens ou rapprochés, et d’extérieur la plupart du temps diurnes et en plans larges, rien dans cette chronique n’annonce la moindre transcendance.
Le dernier acte du film, ayant sans doute fortement contribué à son sacre cannois, sera alors d’autant plus saisissant qu’il prend l’option du dépeuplement. Tatsuhei (illustre Ogata Ken), l’aîné de la famille, selon la tradition et le souhait d’Orin, la conduit à la montagne de Narayama. Ils laissent derrière eux le village et ses membres à leur vie, leurs plaisirs, leur préoccupation du moment. On suit pas à pas le trajet, long, périlleux de Tatsuhei, sa mère sur le dos (elle qui plus tôt dans le film portait pareillement sa dernière petite-fille, sans doute comme elle le fit pour toute sa descendance). La musique pointilliste d’Ikebe Shinichiro confère à la séquence un lyrisme que jusqu’ici Narayama ne promettait pas, si l’on excepte le très beau générique d’ouverture, introduisant en plongée le village habillé du blanc de l’hiver. Si d’autres visions d’horreur nous attendent, tels que les squelettes des prédécesseurs d’Orin ou un regroupement funeste de corbeaux à l’endroit même où elle demandera à son fils de la laisser, La Ballade de Narayama acquiert sur sa fin une légèreté, une douceur proprement désarmante.
La ressortie de ce film à l’abord difficile, dont la beauté se mérite d’autant plus que nulle piste de lecture ne nous y est trop simplement offerte, est l’une des excellentes nouvelles de ce début d’été. Imamura Shohei, on l’a dit, malgré ses deux Palmes d’or, reste, parmi les grands cinéastes de la Nouvelle vague japonaise apparus dans les années 50-60, l’un des moins référentiels. L’histoire l’a voulu ainsi : Furyo de Oshima Nagisa, des deux chefs-d’œuvre japonais de la compétition de Cannes 83 (qui comptait en plus, excusez du peu, La Valse des pantins de Scorsese, Nostalghia de Tarkovski ou encore L’Argent de Bresson), est bien celui qui s’est le mieux imprimé dans les esprits cinéphiles et bien au-delà. David Bowie enterré jusqu’au cou, le sourire final de Kitano Takeshi, la mélodie entêtante de Sakamoto Ryūichi appartiennent définitivement à la pop culture. Il est désormais temps de rendre à l’un des plus beaux plans de l’histoire du cinéma, l’étreinte finale entre Orin et Tatsuhei, le culte qu’il mérite.
Sidy Sakho
La Ballade de Narayama d’Imamura Shohei. Japon. 1983. Disponible sur MUBI.