Shari de Yoshigai Nao nous plonge dans la région éponyme du nord de Hokkaido. Cette isolation permet à la cinéaste de capter différentes formes de vies et de réfléchir sur sa propre existence autant que sur celle de la matière du monde dont elle tente de réaffirmer le lien. Une sorte d’errance introspective et physique qui brille par la mosaïque qui en découle, et par la tension entre le « je » et le tout.
La cinéaste japonaise débute son œuvre comme celle d’une mythologie. Les forces qui régissent la réalité sont personnifiées à l’image, la montagne et le vent/la brume, le lien entre ces deux matières est fait par celui de la voix la narratrice, la cinéaste elle-même. Le geste de Shari est résumé dès son premier plan, Yoshigai Nao se veut être les liens des formes du vivant qu’elle va tenter de condenser dans son œuvre par le prisme de sa propre subjectivité qui se traduisent par son regard d’abord puis sa voix. Elle met en scène la tension entre son geste de cinéma et le réel. De cette idée et de ce maelström originel prennent forme des portraits. La cinéaste va discuter et rendre compte du quotidien de quelques habitants de la région de Shari au nord de Hokkaido.
Avant de capter la présence humaine de la région, elle en montre l’environnement, et les formes vivantes qui rendent possible la présence humaine. La neige, la mer, le feu, et quelques animaux. À cela la cinéaste superpose sa propre introspection sous la forme d’une voix off, où elle nous fait part d’une sorte de « courant de conscience » qui discuterait autant de ce que l’on voit, que des conditions qui ont permis de nous le montrer (donc de la création de l’œuvre), que des donnés scientifiques, que de ses propres névroses ou obsessions. Cette voix devient une incarnation sous la forme d’un être rouge, qui laisse des traces rouges et se dissout quand il est touché. Ainsi la cinéaste va fusionner sa propre conscience, son « je » à la vie des gens qu’elle documente. Si cette idée et l’esthétique qui en découle peuvent sembler d’une limpidité et d’une certaine transparence voire mise en abyme de l’acte documentaire, ce lien réduit parfois les deux éléments qu’il tente de lier. Non pas par le rythme, mais par une sorte de rapport d’équivalence qui parfois sonne faux. Comme si la cinéaste ne pouvait s’adonner pleinement à la mise en scène de l’un ou l’autre, elle amoindrit la puissance des deux. Notamment au début de l’œuvre, quand elle fait le portrait de cette femme chrétienne qui vit seule au rythme des saisons et de la lumière de sa foi comme celle du vivant. Et que la cinéaste lie à un de ses rêves. Ou à la fin quand elle tente de mettre en lien différentes choses qui ont été abordées dans un combat de sumos dans une sorte de ballet de cut et de paroles, sans jamais parvenir au climax presque cosmique que l’on attendait du choc des corps.
Shari parvient quand même à toucher par l’attention que porte la cinéaste à s’appuyer sur une matière éparse qui justement rend compte de cette cohésion du réel mais également, en filigrane, de l’histoire plus complexe de Hokkaido. Si le territoire fait partie du Japon de manière administrative, les habitants de Hokkaido ne sont à l’origine pas les mêmes que ceux de Honshu, et n’ont pas la même culture. Les Aïnous qui sont les habitants de l’ile ont déjà marqué culturellement ce territoire, ainsi la cinéaste nous montre comment une nouvelle culture a émergé des habitants, anciens nomades pour certains, de l’ile principale japonaise. Comment un nouveau mode d’appréciation du territoire est né de ces nouveaux habitants autant que des cultures aïnous déjà existantes. Au cycle du vivant, Yoshigai Nao réintègre les hommes (et elle-même par cette occasion) qui sont alors vus comme des nomades, comme des éternels migrants même au sein d’un territoire qui semble compact comme celui du Japon. À l’étrangeté de sa propre conscience d’artiste qu’elle incarne, elle rajoute la dimension d’étranger. Elle va même jusqu’à en faire une blague, lorsqu’elle dit que son œuvre a provoqué la faible chute de neige comme un signe du destin. Ce mouvement au sein de l’œuvre autant que la mosaïque de portraits des habitants ramène bien sur le sujet clé de notre époque, la conscience écologique. Celle que l’être humain fait partie d’un système, celui du vivant, autant que celui-ci fait partie de lui jusqu’à au plus profond de sa psyché, comme lorsque la cinéaste explique que la viande de cerfs l’empêche de dormir. Ce qui provoque une scène d’errance nocturne de Shari. Scène ou l’on aperçoit un renard sur la route. Et que plus tard, la cinéaste croisera cette fois sous la forme d’un dessin sur une carte dans un musée. Un est tout et tout un. Shari désigne la région, tout comme le personnage qu’elle incarne, et l’œuvre que nous regardons. L’œuvre tente de capter ce lien qui parfois semble nous submerger, et qui est pourtant au cœur de nos existences. Une mélancolie dense accompagne la cinéaste à son retour à Tokyo, quand elle se rend compte que Shari n’est qu’une révélation pour elle. Que la vie des hommes est désormais rythmée par le covid comme elle l’indique. Elle repense à la région de Shiretoko ou elle semblait avoir touché quelque chose de fondamentale qui désormais lui échappe ou lui est inaccessible depuis la plus grande mégalopole au monde. Après tout, Shiretoko, en langue Aïnou veut dire « l’endroit où la terre dépasse ». C’est le constat de Shari, nous somme dépassés.
Kephren Montoute
Shari de Yoshigai Nao. Japon. 2021. Projeté au Black Movie 2023.