VIDEO – Coffret Tanaka Kinuyo : Mademoiselle Ogin

Posté le 19 novembre 2022 par

Suite et fin de la découverte du coffret Tanaka Kinuyo, disponible en coffret DVD et en coffret Blu-Ray chez Carlotta Films, avec Mademoiselle Ogin, le dernier des 6 films de la courte mais passionnante filmographie de la comédienne devenue réalisatrice. Un ultime tour de piste flamboyant, dans lequel derrière des atours de grand film en costume se cache un formidable portrait de femme libre et rebelle.

En 1962, Tanaka Kinuyo n’a pour ainsi dire plus rien à prouver. A l’exception d’un Mizoguchi Kenji dont on connait l’aversion envers l’ascension et le succès de la réalisatrice, le cinéma japonais a adoubé, oserait-on dire, Tanaka Kinuyo comme une réalisatrice, reconnaissance méritée qui vient s’ajouter à son statut de comédienne incontournable et admirée. Mais avant de revenir à son premier amour, le métier de comédienne, Tanaka Kinuyo va réaliser un dernier film : Mademoiselle Ogin. Ce ne sera pas un drame social contemporain comme l’ont été La Nuit des femmes ou Maternité éternelle. Ce sera un grand film « en costumes », genre qu’elle a déjà mis en scène avec La Princesse errante, mais aussi un drame historique, doublé d’une histoire d’amour. Un film somme en quelque sorte, dans lequel tous les thèmes de sa filmographie sont présents.

Pour ce faire, Kinuyo Tanaka va faire appel à Narusawa Masashige, scénariste de Mizoguchi pour qui il a notamment écrit le scénario de La Rue de la honte, afin de rédiger une adaptation du livre de Kon Toko. Tanaka Kinuyo tombe amoureuse du personnage féminin principal, fort, rebelle, bravant les interdits au risque de sa vie. Chose plutôt logique au vu de ses précédents films aux personnages principaux féminins combatifs et osant s’extirper de leurs conditions de vie ou luttant pour leur survie. Et pour s’assurer qu’elle puisse arriver à un résultat final sans être dérangée par des producteurs trop intrusifs et risquant de de lui mettre des bâtons dans les roues, elle va dans un premier temps demander à la Shochiku de financer (pour résumer dans les grandes lignes) le film, ce que le studio ne peut refuser au vu de la notoriété de Tanaka Kinuyo. Elle tournera en Cinémascope, et surtout, par la suite, elle va demander à la société de production Ninjin Kurabu (littéralement le Club Carotte) de produire le film. La particularité de ce club est assez rare pour l’époque : le Ninjin Kurabu est une société fondée uniquement par des femmes, les comédiennes Kishi Keiko, Kuga Yoshiko et Arima Ineko, et dont le fer de lance est la garantie de la qualité de travail des comédiens/comédiennes, loin de la mainmise et de l’ingérence omniprésente des grand studios. Une doctrine ne pourrait pas mieux convenir à Tanaka Kinuyo, lui laissant ainsi toute latitude pour réaliser son film qui entame donc sa production en 1962.

Dans ce film, il est question d’Ogin, fille d’un illustre maître de thé, qui va tomber amoureuse d’un samouraï, Takayama Ukon. Mais celui-ci, converti au christianisme, préfère se consacrer à sa foi plutôt que de se marier avec Ogin. Il choisit alors de fuir. Quelques années plus tard, il réapparait et avoue son amour à Ogin qui, bien que mariée à un homme pour lequel elle ne ressent que de l’indifférence, n’a jamais cessé de l’aimer. Mais un autre problème va compliquer ce triangle amoureux. En effet, l’action se passe au 16ème siècle, époque sombre pour les chrétiens au Japon, pourchassés par les hommes du dirigeant Hideyoshi, qui s’est juré d’éradiquer toute trace de la chrétienté sur l’archipel. Les croyants sont arrêtés, torturés et assassinés. Une sombre époque que le cinéma a déjà abordé dans Silence de Shinoda Masahiro en 1971.

A la lecture de ce résumé, on pourrait craindre un énième drame historique en costumes, avec ce qu’il faut de mélodrame, de femmes éplorées subissant moult épreuves dans un pays déchiré par la haine. Mais pour autant, Tanaka Kinuyo parvient à éviter de manière magistrale tous les écueils du genre. Le sujet n’est pas la situation du pays et son contexte social, mais tout simplement le parcours et le combat d’une femme qui va suivre son cœur et ses sentiments, sachant pertinemment que le chemin sera semé d’embûches. Ogin nous est présentée d’office comme un personnage fort, obstiné, parfaitement conscient qu’elle aime un homme qui d’une part a choisi de se consacrer à sa religion, mais surtout une religion qui risque fort de lui coûter la vie s’il venait à être découvert par les homme de Hideyoshi. Il est également important de repréciser l’époque à laquelle se déroule l’histoire, le 16ème siècle. La femme dépeinte dans Mademoiselle Ogin est loin de ses descendantes, oserait-on avancer, que Tanaka Kinuyo met en scène dans ses œuvres plus contemporaines. Là où ces dernières sont quelque part libres de choisir leur destin, ou du moins essayent de s’en assurer un plus facile à vivre, Ogin doit se plier à une loi nationale liberticide et totalitaire, et qui plus est, elle obéit à un modèle social qui privilégie les mariages arrangés sans que la femme ne puisse y trouver à redire. Elle subit deux affronts qui seraient susceptibles de la briser. Il nous est d’ailleurs montré, au détour d’une scène de procession d’une catholique marchant vers son exécution, que les exactions commises par les hommes de Hideyoshi sont toujours d’actualité et aux portes de sa maison. Une scène d’une cruauté psychologique effroyable qui vient lui rappeler que même si l’homme qu’elle aime venait à revenir, il serait immédiatement tué.

Tanaka Kinuyo refuse le pathos et choisit de mettre en scène un personnage qui va resté chevillé à ses convictions, acceptant bon gré mal gré ce qu’on lui fera subir (un mariage avec un homme détestable), dans l’attente d’un hypothétique retour de l’homme qu’elle ne peut se résoudre à oublier. On retrouve la force et l’envie de vivre des héroïnes du cinéma de Tanaka Kinuyo, des femmes qui osent aller à contre-courant, qui prennent tant bien que mal leur mal en patience, sachant qu’un jour elles auront enfin ce qu’elles veulent. Ogin est un personnage à la modernité clairement affichée, au tempérament rebelle à contre-courant, assumant clairement ses choix et ses actes, comme dans cette scène où le mari découvre la relation épistolaire entretenue par Ogin et Takayama. Ogin ne cherche même pas à cacher son amour pour le samouraï, et donc de facto son désintérêt total pour son époux.

Sans trop en dire, le film bascule dans sa deuxième partie dans le drame plus classique, avec le retour de Takayama qui va se rapprocher d’Ogin. Un retour que l’on devine trop facile pour ne pas être suspect. Non pas que les intentions de Takayama envers Ogin soient mauvaises, bien au contraire, mais l’ombre d’une manipulation dangereuse plane au dessus des deux amants. Le personnage d’Ogin continue d’ailleurs de gagner en profondeur dans la deuxième partie, consciente que quelque chose de terrible se prépare lorsqu’elle voit Takayama revenir. Elle doit composer avec des sentiments trop longtemps tus et avec un homme qui semble d’un côté vouloir se rapprocher d’elle, mais d’un autre la repousse, pour son propre bien (la scène de la barque, où les sentiments d’Ogin sont mis à rude épreuve). En effet, même Takayama semble percevoir que quelque chose se trame, étant clairement reconnu comme chrétien et ayant sans doute trop facilement obtenu les bonnes grâces de Hideyoshi. Toutefois Ogin reste fidèle à ses sentiments et ses convictions, quitte à se montrer dure mais juste avec Takayama, ne pouvant se résoudre à rester dans l’expectative et le doute quant à leur relation.

Kinuyo Tanaka met un point d’honneur à éviter le pathos et le larmoyant, et si il eut été facile de montrer le cliché mélodramatique du couple amoureux en fuite contre le reste du Monde, elle préfère montrer deux personnes qui ont finalement réussi à se retrouver, partageant dans la difficulté de petits instants de tendresse et d’attention, surtout lors de leur fuite en campagne. Ogin nous est montrée comme une femme heureuse d’avoir retrouvé l’homme qu’elle aime, même si elle semble parfaitement consciente que ces petits instants de bonheur sont éphémères, l’armée resserrant chaque jour un peu plus son étau. La fin du film, dont nous tairons ici le contenu, est d’une poésie funèbre et d’une infinie mélancolie, avec Ogin obligée d’accepter son sort, arrivée à la fin de son parcours, héroïne tragique par excellence, obligée de se soumettre mais heureuse d’être arrivée à ses fins. Pouvait-on illustrer de plus belle façon la fin de la carrière de cinéaste de Tanaka Kinuyo qui, loin d’avoir connu le funeste destin de son héroïne, s’est retirée de son statut de raconteuse d’histoire, en ayant été au bout de ses convictions et ses envies, en dressant en quelques films les plus beaux portraits de femme du cinéma japonais.

BONUS

Préface de Lili Hinstin :

Dans cette dernière préface, Lili Hinstin revient sur le caractère évènementiel et original de la production du film (l’implication du Ninjin Kurabu, dont une des actrices joue dans le film, d’ailleurs) et la détermination de Tanaka Kinuyo à livrer un dernier grand film, dans tous les sens du terme, entourée des meilleurs artisans, scénaristes et comédiens, pour raconter l’histoire d’un personnage qui lui tient à cœur.

Mademoiselle Ogin vu par Yola Le Caïnec:

Pour conclure son analyse du cinéma de Tanaka Kinuyo, Yola Le Caïnec analyse deux séquences du film. La première est celle de la barque, qui marque les retrouvailles d’Ogin et du samouraï. Une séquence à la mise en scène et au découpage au cordeau, d’une violence psychologique sèche dans laquelle Ogin subit humiliation et dedain de la part de ses interlocuteurs,. La deuxième analyse est plus orientée sur la symbolique du pouvoir et de la domination patriarcale au cours d’une séquence de cérémonie du thé, mettant principalement en avant le père d’Ogin, personnage secondaire mais se révélant  humain et compréhensif dans la deuxième partie du film vis à vis des deux amants criminels.

Romain Leclercq

Mademoiselle Ogin de Tanaka Kinuyo. Japon. 1962. Disponible dans le coffret DVD et coffret Blu-Ray Kinuyo Tanaka en 6 films le 18/10/2022 chez Carlotta Films

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