Une Page folle est un film muet japonais sorti en 1926 et réalisé par Kinusaga Teinosuke, notamment connu pour avoir obtenu le Grand Prix à Cannes en 1954 avec La Porte de l’enfer. Coup de poker raté d’un grand réalisateur, manifeste esthétique aussi bien en avance que pleinement dans l’air du temps, ce film est un véritable édifice de l’Histoire du cinéma japonais. MUBI nous offre cette rareté dans une très bonne copie, accompagnée d’une partition musicale interprétée par l’Alloy Orchestra.
Découvrir l’œuvre en 2022 constitue déjà une expérience particulière. Tout d’abord, parce que la copie existante n’est pas celle de l’époque : retrouvée par hasard dans le jardin du réalisateur en 1970, alors qu’on croyait le film définitivement perdu, celle-ci serait en plus amputée de près d’un tiers. Ensuite, la narration du film pourrait s’avérer être un obstacle pour la compréhension et l’appréciation de celui-ci. Dans une volonté esthétique de proposer un « cinéma pur », Kinusaga n’utilise pas les intertitres, et donc le texte, dans son métrage. En conséquence, toute la narration passe uniquement par l’image. Cette difficulté se voit doublée par l’époque : alors que le spectateur japonais des années 30 pouvait découvrir le film accompagné d’un benshi, d’un narrateur dans la salle lui racontant le film, le spectateur contemporain, lui, découvre l’œuvre seul, et doit donc attaquer le film selon ses propres armes. Cela reste quand même l’occasion d’observer un film, jadis rare, dans une très bonne copie. Le passionné de cinéma japonais pourra découvrir l’une des matérialisations les plus impressionnantes de l’effervescence intellectuelle japonaise des années 20 qui, à travers ce film-manifeste, offre une tentative d’aller plus loin que l’expressionnisme. Tandis que le passionné de cinéma, lui, se penchera sur un pan de l’avant-garde qui, s’il nous est globalement méconnu, apparaît alors comme étrangement très familier.
« Film expérimental » est un statut qui colle à la peau d’Une Page Folle. Il faut dire qu’il n’est pas non plus injustifié : montage épileptique, audaces visuelles, références pointues… Kinusaga Teinosuke n’a rien à envier à Eisenstein ou Abel Gance. Pourtant, si le cinéma expérimental constitue, à proprement parler, un laboratoire de tentatives et réflexions esthétiques, de possibles qui n’appellent qu’à être atteints, le dispositif de Kinusaga ne s’en rapproche pas. Il ne montre pas un horizon théorique possible, ni même ne propose une réflexion esthétique à proprement parler. Sa démarche est bien plus radicale : il réalise concrètement la théorie et montre ce que pourrait être ce nouvel horizon dans une forme plus traditionnellement cinématographique. Il s’agit donc d’un long-métrage horrifique avant tout, avant-gardiste puisqu’il propose une forme inédite, mais complètement dans l’air de son temps, s’adressant avant tout aux spectateurs, plutôt qu’aux esthètes et aux théoriciens. Cette pensée qu’il met en scène, c’est celle de l’école « néo-sensationniste », dont le scénariste Kawabata Yasunari est proche. C’est ainsi qu’un drame, dont le scénario pourrait être estimé comme assez convenu, se voit épouser par une forme complètement folle et proposant un mélange tout à fait fascinant. Le drame faisant très souvent part à l’horreur, la folie des personnages débordent d’abord sur le récit, puis jusqu’à l’image, pour tenter d’atteindre le spectateur. Même un peu moins de 100 ans plus tard, le film possède un certain charme horrifique. Cette séquence particulièrement notable d’hystérie collective, où les visages des fous se voient déformés à l’image, dérange toujours autant. Ce charme préservé pourrait aussi provenir de l’évocation intemporelle de cette séquence, tout d’abord de manière antérieure au film : on pourrait y voir une sorte de réutilisation démente des effets de La Folie du docteur Tube d’Abel Gance, quand de manière postérieure, on pourrait y voir la source de certains motifs de la J-Horror (comme les photos de Ring de Nakata Hideo, ou bien encore certaines images cauchemardesques de Noroi: The Curse de Shiraishi Koji). Le film agit alors comme un palimpseste cinématographique vertigineux.
Malgré sa réussite incontestable sur le plan théorique, et donc esthétique, il faut cependant rappeler qu’il n’a pas connu le succès escompté à sa sortie. Il s’agit donc aussi de l’échec commercial d’un réalisateur indépendant trop ambitieux, qui devra attendre deux ans de plus, et le soutien des gros studios, pour obtenir une certaine reconnaissance internationale (avec son film Carrefour sorti en 1928, possiblement une des premières percées du cinéma japonais dans le paysage cinématographique occidental). Peut-être était-ce parce qu’il était trop radical dans son entreprise, à vouloir proposer un film de « cinéma pur », tout en mettant en scène une intrigue fournie à la manière des films de l’époque ? Force est de constater que le film n’est effectivement pas facile à appréhender. Pour comprendre l’intrigue dans ses moindres détails, car elle en possède de nombreux, la lecture d’un synopsis (même détaillé) avant sa découverte est donc fortement recommandée.
Cependant, l’expérience de découvrir le film sans cela n’est pas non plus dépourvue d’intérêt. Il faut alors adopter une certaine posture pour le faire, accepter qu’on ne comprendra pas tout, mais surtout, qu’il ne faut pas chercher à tout comprendre. Il faut prendre les personnages pour ce qu’ils sont et ne pas chercher à savoir qui ils sont, prendre les situations pour ce qu’elles sont à l’image et ne pas chercher à voir autre chose que de l’image. Peut-être que cette posture, certes plus inconfortable, et surtout plus compliquée à adopter lorsque le film est visionné en-dehors de l’enceinte contraignante du cinéma, est en fait la plus proche de celle que recherchait Kinusaga Teinosuke. Celle-ci aura pour effet de s’éloigner rapidement des enjeux de l’intrigue, ou plutôt, des situations de l’intrigue, pour se rapprocher des situations de l’image, de ce qui est transmissible via elles par les sens, et par conséquent, de se rapprocher plutôt des enjeux de Kinusaga, et de ce qu’il conçoit pour le cinéma.
Une Page folle est donc une expérience de spectateur passionnante, autant pour l’objet en lui-même et ses excentricités angoissantes, que pour son empreinte indéniable sur le cinéma contemporain. Sa diffusion pendant Halloween n’est pas anodine, tant ses surimpressions et images horrifiques hantent encore le cinéma japonais, au travers de ses motifs persistants.
Thibaut Das Neves
Une Page folle de Kinusaga Teinosuke. Japon. 1926. Disponible sur MUBI