ETRANGE FESTIVAL 2022 – Double suicide à Amijima de Shinoda Masahiro

Posté le 16 septembre 2022 par

L’Étrange Festival 2022 nous donne l’occasion de découvrir Double suicide à Amijima de Shinoda Masahiro dans une copie 35mm d’époque.

Shinoda, figure centrale de la Nouvelle Vague Shochiku, en est un visage plutôt singulier, se rapprochant davantage des virées surréalistes et punks de Terayama Shuji (avec qui il a collaboré plusieurs fois) que de ses acolytes Oshima Nagisa et Yoshida Kiju. Il n’est donc pas étonnant que L’Étrange Festival accueille sa rétrospective, tant sa filmographie regorge de rêveries fiévreuses et de pépites époustouflantes.

Double suicide à Amijima est d’abord une adaptation de la pièce Suicides d’amour à Amijima de Monzaemon Chikamatsu, écrite initialement au XVIIIe siècle pour le bunraku, théâtre japonais de marionnettes. Shinoda nous livre une relecture très moderne du bunraku à travers cette pièce, arrivant à faire une transposition parfaite au cinéma, à la fois de la pièce, mais aussi de cet art traditionnel. Il commence alors par une étrange séquence brisant ostensiblement le 4e mur, dans laquelle on voit Shinoda en personne discuter avec la production à propos du suicide qu’il doit mettre en scène. On y aperçoit aussi les marionnettes des personnages de la pièce, ainsi que leurs marionnettistes. Cette scène est un bon indicateur sur la teneur des événements à suivre. Elle rassemble à la fois toutes les qualités à venir du métrage, mais aussi ses complexités (et ses étrangetés) qui pourront rebuter. Par exemple sa mise en scène est particulière, et tend à la fois vers une modernité folle dans son appropriation des outils du cinéma, mais aussi vers un classicisme traditionnel. Ces deux pôles, alors qu’à première vue fortement opposés, arrivent pourtant à former une unité indissociable.

Cette première scène terminée, le film commence, les acteurs arrivent et remplacent les marionnettes, et alors que nous semblons sortir du théâtre filmé pour entrer dans le cinéma, les marionnettistes, eux, ne partent pas. Ils restent tout du long, aidant les personnages à attraper des objets, ou bien les assistant dans leurs actions (un marionnettiste va par exemple donner un sabre à un acteur qui n’arrive pas à l’atteindre, sans pour autant être lui-même un personnage visible par les autres personnages de la pièce). Ce seront également eux qui changeront les décors entre deux scènes, accompagnant donc le film comme ils auraient accompagné la pièce. Puisqu’en effet, dans le bunraku, les marionnettistes sont visibles sur scène. Ils sont entièrement vêtus de noir, la tête elle aussi recouverte par une grille camouflant leur visage, mais leur permettant de voir. La parabole n’est donc pas seulement esquissée en début de métrage, mais tenue radicalement jusqu’à la fin de celui-ci. De temps en temps, un narrateur vient disserter sur le film et les événements parcourant la vie des personnages. Ce narrateur, bien sûr lui aussi issu du théâtre traditionnel, est également à rapprocher des benshi, narrateurs présents lors de la diffusion du cinéma muet au Japon, commentant l’action et lisant les intertitres. Un véritable dialogue s’instaure entre les arts japonais de la scène, et le cinéma. Il ne s’agit donc pas d’un simple objet filmique curieux, à la croisée de ces deux arts, mais bien d’une œuvre quasiment expérimentale, qui vient chambouler la définition même du cinéma japonais.

Les rapports entre cinéma et théâtre traditionnel traversent l’histoire du cinéma nippon, notamment dans sa manière de s’approprier le 7e art (perçu comme occidental) aux moyens d’outils purement locaux. Ici, Shinoda propose l’une des matérialisations les plus radicales de ces rapports, donnant un axe très littéraire au film. C’est cet axe, faisant tout l’intérêt de l’œuvre, qui pourrait à son tour sembler repoussant, peu attrayant, pour le spectateur étranger à ce théâtre et ses coutumes, puisque les codes du bunraku, s’ils se fondent parfaitement dans la forme cinématographique du film, y sont tout de même lancés au visage du spectateur d’une manière très brutale. De plus, si le film commence avec de nombreux aspects évoquant une certaine modernité cinématographique, la surprise est d’autant plus forte lorsque l’on se rend compte qu’il s’agit plutôt d’une nouvelle manière de faire du classique, d’appréhender le traditionnel. Il faut donc adhérer en premier lieu à cet aspect très conceptuel, pour ensuite se laisser porter par le classicisme théâtral de l’œuvre.

Et même si peu intéressé aux enjeux cinématographiques de l’époque représentés par cette œuvre, le spectateur peut tout de même se raccrocher aux qualités plastiques éblouissantes du film qui n’oublie jamais son statut d’œuvre avant tout cinématographique. Shinoda offre une mise en scène incisive, mêlant une certaine efficacité avec un souci du détail impressionnant. Double suicide à Amijima se passe majoritairement en intérieur, principalement dans le salon de notre couple, ce qui est propice à un jeu de perspectives et de surcadrages assez beau. Puis, lors des rares scènes en extérieur, Shinoda, sortant de ce carcan théâtral, nous offre des séquences mémorables et d’une puissance émotive rare. Même sans y percevoir un parallèle avec le bunraku, cette mise en scène accompagnée de marionnettistes guidant les acteurs, possède un certain charme. Cela contribue au ton tout particulier du film qui, dans son drame très sérieux, n’hésite pas à faire appel à l’humour, et possède même parfois un certain regard très sévère, presque moqueur, sur ses personnages, et renforçant l’identité si forte et plaisante du métrage.

Double suicide à Amijima est donc indispensable pour qui veut s’intéresser au cinéma japonais, à ses grandes thématiques et à son histoire. Et plus que son simple intérêt théorique et historique, le film parvient aussi à être une expérimentation formelle réussite d’une qualité plastique grandiose. Il s’agit d’un immanquable de la rétrospective.

Thibaut Das Neves

Double suicide à Amijima de Shinoda Masahiro. Japon. 1969. Projeté à L’Etrange Festival 2022