En ce début 2022, un drôle de petit film a bouleversé la filmosphère outre-Atlantique remportant l’adhésion du public, de la critique et des internets avec un consensus si positif qu’il en devenait suspect. Réalisé par les deux zigotos répondant au pseudonyme The Daniels, en raison de leur prénom en commun, et estampillé du label so indé A24, Everything Everywhere All at Once sort sur nos écrans pour une rentrée cinéma qui s’annonce on ne peut plus déjanté.
Michelle Yeoh a souvent incarné sur grands et petits écrans des femmes d’action et de caractère, et a prouvé très tôt qu’elle était capable de rivaliser d’audace et de prouesses physiques face aux plus téméraires artistes de la profession. Rapidement, et cela grâce à ses talents d’actrice, elle a su déjouer les clichés de ses rôles en apportant une certaine profondeur et un supplément d’âme à ses personnages, que ce soit dans des productions chinoises ou américaines. Aujourd’hui, elle inspire une nouvelle génération de cinéastes américains d’origine asiatique qui entendent développer des projets traitant de leurs expériences personnelles et mettre en lumière des récits liés à leurs communautés. The Daniels alias Dan Kwan et Daniel Scheinert, duo sino-américain, ont offert à Michelle Yeoh un rôle sur mesure qui apparaît tel un cadeau en guise de film ô combien mérité pour une actrice si unique.
Ce rôle est celui d’Evelyne Wang, une mère de famille, immigrée chinoise qui a travaillé sans compter les heures dans une blanchisserie pour nourrir sa famille. Aujourd’hui la cinquantaine, couverte de dettes, un couple au bord de l’implosion et une relation mère-fille qui s’étiole à force d’incompréhension et de communication, elle doit se rendre aux bureaux du Fisc afin de sauver son affaire. Seulement, en chemin, son mari Waymond (Jonathan Ke Quan, Demi Lune dans Indiana Jones et le temple maudit) se comporte bizarrement et investit de manière saugrenue son épouse d’une mission qui l’est tout autant : sauver le monde mais aussi le sort de tous les univers parallèles. Dès lors, le monde de la pauvre Evelyne va se retrouver bouleversé, et toutes ses valeurs et ses croyances mises sens dessus dessous.
Le multiverse, ce concept millefeuille de science-fiction au sein duquel cohabitent des univers parallèles et autant de versions de nous-mêmes, ne cesse depuis des années d’alimenter des histoires les plus folles sur toutes formes de médias : comics, littérature SF, séries TV et cinéma. Il chamboule même la communauté scientifique de certaines théories, paraît-il, plausibles. Il est devenu la base scénaristiques des univers partagés des licences Marvel et DC. Pas étonnant d’ailleurs de retrouver à la production de ce EEAAO le duo gagnant des sommets du box office Marvel, à savoir les frangins Russo et ils sont bien meilleurs producteurs que réalisateurs. Bien que ces producteurs et cinéastes bicéphales ont en commun un certain goût du pastiche et de la dérision, le duo aux commandes de ce petit bijou, les Daniels, sont faits d’un autre bois. Ils s’étaient déjà illustrés dans un premier long métrage récompensé au festival de Sundance en 2016, Swiss Army Man, qui faisait déjà preuve d’un sens très singulier de l’absurde et de poésie non sensique.
C’est avec ce sens de l’imaginaire très personnel que nos deux hurluberlus vont traiter cette quête inter-dimensionnelle. En l’espace d’une séquence dans un cagibi entre deux serpillères, ils parviennent à exposer de manière on ne peut plus limpide les enjeux, pas si extraordinaires que cela, de ladite mission et dès la scène suivante, ils démontrent dans l’action, en faisant preuve d’un réel sens du découpage, de toute la loufoquerie des codes qui régissent ce monde multiple, tout en propulsant les personnages dans ce qui semble être le cœur du récit. Mais très vite, les zones d’ombres s’éclaircissent, et une fois la menace identifiée, l’histoire opère un virage qui dévoile un point de vue bien différent sur ce qui se trame sous nos yeux. Ce n’est pas le monde que doit sauver Evelyne mais le sien, sa famille, avant qu’elle ne se désagrège au propre comme au figuré. Les Daniels ne manquent clairement pas de talent pour filmer cette histoire abracadabrante dont on pense connaître par cœur les tenants et les aboutissants. Et s’ils s’étaient contenté d’agrémenter leur histoire d’idées dingos et de gags outranciers qui ne reculent jamais devant une idée graveleuse (les techniques de sauts dimensionnels nécessitent parfois une certaine ouverture d’esprit et leurs effets sur les zygomatiques des spectateurs sont imparables, qu’importe la bienséance), nous nous serions largement contentés du menu. Seulement voilà, les cinéastes ne sont pas en reste, ils entendent bien exploiter cet infini d’idées dans le but de mettre en images ce conte tonitruant avec non seulement un certain panache adolescent, mais aussi une sensibilité insoupçonnée plus mature. Mieux encore, on a le sentiment que les réalisateurs savent très bien où ils veulent emmener les spectateurs et on se laisse porter docilement, basculé d’une émotion à l’autre, avec l’impression de voir ce film grandir. On le voit évoluer de l’ado turbulent à l’adulte plus contrarié dans ses choix et ses sentiments jusqu’à finir de manière plus apaisée avec l’impression qu’il a acquis une forme de sagesse et de plénitude.
Les Daniels évitent avec un certain soulagement l’aspect doudou réconfortant et nostalgique du discours meta de Everything Everywhere All at Once. Il y a une résonance très particulière dans le rapport qu’Evelyne entretient à ses différentes incarnations inter-dimensionnelles et plus particulièrement avec son double d’actrice qui renvoie directement Michelle Yeoh à son alter ego et revisite dans cet hommage vibrant et sincère son propre statut d’icône du cinéma d’action. Seulement, les Daniels abordent le concept de voyage inter-dimensionnelle de manière plus transversale. C’est pour eux davantage un outil pour explorer chacun des choix de vie d’Evelyne, de la remettre en question, et de scruter habilement chacune de ses émotions dans l’évolution de sa relation avec les membres de sa famille comme autant de couches d’une pelure d’oignon. Au travers des différentes incarnations et de ce qu’elles représentent dans leurs diversités et leurs singularités et ce qu’elles évoquent aux spectateurs dans leurs propres souvenirs cinéphiles, le personnage d’Evelyne gagne en épaisseur. Elle semble entrevoir dans cette quête un sens à ses tourments et trouve un quelconque salut dans son affrontement face aux épreuves de cette réalité déformée qu’elle se prend en pleine face.
Si l’absurde est bien le moteur des deux réalisateurs, la réussite incombe en bonne partie à ses comédiens. Jamais leur premier film Swiss Army Man n’aurait tenu sans le talent du duo Daniel Radcliffe et Paul Dano. Il en va de même pour le casting incroyable de EEAAO sans qui le film passerait presque pour un spectacle d’ados attardés. Si Michelle Yeoh y trouve l’un de ses plus beaux rôles et sûrement le plus riche, les Daniels ont eu l’excellente idée de ressusciter la carrière de Jonathan Ke Qwan, ancien enfant star des productions Amblin qui avait presque disparu des écrans et qui revient dans le film en mode « Terminator » pour sauver son mariage. Et en voyant toute la richesse de sa palette de jeu, du mari effacé au combattant du futur en passant par l’amoureux mélancolique sorti tout droit d’un film de Wong Kar-wai qui tire son spleen comme une cigarette, nous sommes bien contents qu’il ait fait une pause dans sa carrière de cascadeur. Quant à la toujours excellente Jamie Lee Curtis, elle semble se délecter de son rôle d’antagoniste de contrôleuse des impôts possédée par un démon et de ses différentes incarnations toutes aussi farfelues. Et enfin la petite nouvelle, Stéphanie Hsu, qui incarne très justement toute l’ambiguïté de ces sentiments de rejet et de colère dont les multiples dimensions semblent être autant d’émotions et de souvenirs contrariés qu’elle cherche à enfouir pour apaiser sa douleur.
Everything Everywhere All at Once est un film délicieusement déstabilisant. A mesure que l’histoire avance, les contours se précisent et un autre film apparaît bien plus subtil et sensible que ce qu’il paraissait au départ, et très vite nous nous rendons compte que ce concept n’est pas juste un gadget rigolo prétexte à créer des situations rocambolesques, mais un drame doux amer sur la famille qui n’en dit jamais le mot. Une belle réussite !
Martin Debat
Everything Everywhere All at Once des Daniels. USA. 2022. En salles le 31/08/2022