70 ans après sa sortie française, en 1952, Rashômon de Kurosawa Akira revient briller en salles dans sa version restaurée. Potemkine Films nous propose de (re)découvrir ce chef-d’œuvre d’écriture qui a marqué et nourri durablement l’Histoire du cinéma. Rashômon se range en effet parmi ces films “classiques” qui constituent encore aujourd’hui le terreau fertile de notre cinéma moderne.
Adapté de deux nouvelles du romancier Akutagawa Ryunosuke, Rashômon nous raconte le procès d’une affaire criminelle à l’époque Heian : un paysan vient s’abriter d’une pluie torrentielle sous une vieille porte délabrée (la porte du Dieu Rashô) où se sèchent déjà un bûcheron et un prêtre. Ces derniers semblent ne rien comprendre à une affaire à laquelle ils ont été mêlés bien malgré eux. Un samouraï aurait été assassiné et sa femme violée ; quatre témoins du drame, dont le prêtre et le bûcheron, vont donner leurs versions des faits, toutes contradictoires…
Rashômon : moment historique & héritage
Rashômon est une œuvre qui détonne à son époque parmi les productions du studio Daiei qui l’a produite. Les studios se sentent longtemps encombrés par ce film qu’ils considèrent trop expérimental (narration brisée, soleil filmé de face, boléro, récits imbriqués, etc.). On était loin des films médiévaux qui fleurissaient dans les années 40 (jidai-geki). Encombrés ? Jusqu’à ce que Rashômon aille ramasser prix, récompenses, et lauriers. A savoir un Lion d’or en 1951 à la Mostra de Venise suivi ni plus ni moins de l’Oscar du meilleur film étranger. D’une certaine façon, on peut même considérer que c’est ce chef-d’œuvre qui inaugure ce que l’on appelle communément le second âge d’or du cinéma japonais qui couvre toute la décennie des années 50. Jamais un film japonais n’avait reçu de tels prix à l’international. C’est par ce long-métrage que Kurosawa Akira a ouvert le reste du monde au cinéma japonais. Tout en lançant par ailleurs la carrière de Toshiro Mifune pour son excellente interprétation du vagabond, un rôle qu’il reprendra régulièrement par la suite. On le retrouvera plus d’une quinzaine de fois aux côtés de Kurosawa parmi ses plus grands films comme Les Sept Samouraïs ou Barberousse.
Depuis sa sortie en 1950 au Japon, le film n’a cessé d’influencer ou d’être cité par les cinéastes du monde entier qui lui ont succédé. On ne peut donc pas considérer cette œuvre sans porter un coup d’œil rétrospectif sur son héritage. Dans un premier temps, il s’insère dans l’héritage plus global de l’Œuvre de Kurosawa Akira qui a influencé, inspiré et même façonné nombre de cinéastes réputés comme Sergio Leone, Georges Lucas, Martin Scorsese, Quentin Tarantino ou encore Steven Spielberg. A lui seul, Rashômon a légué, outre quelques remakes américains, de vraies leçons de cinéma que l’on enseigne encore et toujours dans les écoles, à savoir “l’Effet Rashômon » et “le narrateur non fiable” (notion définie par Wayne Booth en 1961). A l’heure actuelle, il serait fastidieux de nommer une à une toutes les fictions qui ont eu recours au procédé d’écriture de “l’Effet Rashômon”, soit le fait qu’un même événement soit interprété et raconté de manière contradictoire par les individus impliqués. Cet effet imbibe séries et films en tout genre. On peut à titre d’exemple citer les séries d’investigation comme X-Files ou des films comme le récent Le Dernier duel de Ridley Scott, où les critiques n’ont eu de cesse de se référer à l’œuvre de Kurosawa.
Points de vue & Humanité. Que raconte Rashômon ?
Ce qui travaille Rashômon aussi bien dans sa forme que dans son propos, c’est d’abord la question du point de vue. Le génie des grands cinéastes, qui maîtrisent l’outil cinématographique est de savoir expliciter le fond à travers le travail de la forme filmique. Et ce film en est un des exemples les plus flagrants. Quatre versions des faits entrecroisées viennent apporter quatre angles de vue/caméra pour quatre conclusions différentes. Des versions, qui plus est, largement contradictoires. Aucune des reconstitutions portées à l’écran, des différentes versions des faits, ne sont assurées d’être la réalité objective de ce qu’il s’est passé. Le cinéma retrouve ici, mis à nu, sa nature première d’illusionniste. Il n’est qu’un point de vue parmi tant d’autres sur la réalité. Ainsi, le film traite pour la première fois avec autant de force, de la subjectivité des points de vue sur une même histoire. Et plus encore, ces points de vue sont eux-mêmes l’objet d’un récit rapporté que raconte le bûcheron en attendant que la pluie cesse. Les récits et les points de vue sont imbriqués et l’on navigue entre “la porte”, “le procès” et “les différentes histoires rapportées”. La narration linéaire des films qui pouvaient sortir à cette époque laisse place à une narration brisée et hachée, donnant parfois presque l’impression d’aller à sauts et à gambades tout le long du film.
Le récit des événements nous sera raconté quatre fois : selon le vagabond, selon la femme, selon le bûcheron et selon la victime elle-même ! Quatre variantes d’un même récit accompagnées du lancinant et répétitif boléro de Maurice Ravel. Le spectateur est baladé dans ces différentes perspectives des faits sans jamais savoir qui croire, pas même la propre victime. Les narrations sont trop contradictoires pour que le spectateur ne puisse ne serait-ce qu’envisager de recouper les faits. Rashômon n’est ni un polar, ni un film de procès. La vérité des faits, au final, importe moins que la multiplicité par laquelle elle est abordée. Viol ou relation consentie ? Assassinat, duel de sabre ou suicide ? On ne le saura jamais. La seule question qui vaille et que pose à son spectateur Kurosawa est la suivante : les témoins sont-ils tous, de par leur nature humaine, nécessairement des menteurs qui manipulent les faits à leur honneur ? Ou bien, y a-t-il plutôt plusieurs vérités des faits liées à la subjectivité de chacun ? De par la contradiction flagrante des récits, on pourrait opter pour la première possibilité. Cependant, le film laisse entendre, notamment dans son final, qu’il y avait une part de sincérité en chacun des témoins.
Tout son sens à ce questionnement sur les points de vue sera donné par le ton et l’atmosphère du film. A ce sujet, Rashômon laisse une saveur unique en bouche, donnée dès les premières minutes, dans l’encadrement en ruine de la porte du Dieu Rashô. Au cœur de la pluie torrentielle et d’une tempête battante, qui balaye des faces de démons sculptées brisées, un bonze pleure l’état du monde. Le Japon fait face à de nombreuses épidémies, catastrophes naturelles, guerres et tempêtes, la survie se fait difficile. Sa foi en l’humanité est ébranlée par l’horreur du crime qu’il s’est vu conter. Il porte sur le monde un regard désenchanté et lourd qui imprègne le reste du film. Il y a comme une forme de fatalisme qui viendrait nous rappeler que l’horreur, le mensonge et la petitesse face au sort sont au fondement même de l’humanité. Et aucune justice humaine ne saura y remédier. Malgré tout, le bonze essaye tant bien que mal de garder foi en l’humain, de voir autre chose de meilleur en cette basse Terre.
Un espoir pour garder cette foi en l’existence et en l’humain ? C’est ce que nous propose Kurosawa, comme l’avait fait Alexandre Dumas à la fin de son roman Le Comte de Monte-Cristo, avec la découverte d’un nouveau-né pour clôturer le film. La découverte de ce nouveau-né, comme le rayon de soleil qui chasse la pluie, vient lever un nouvel espoir face à une certaine déchéance humaine. Aussi noir que soit le tableau, le pessimisme n’est pas à l’ordre du jour pour Kurosawa. Au final, la seule vérité qui vaille du film est peut-être tout simplement la bonté. La bonté du bonze qui recueille ce bébé abandonné.
On ne peut donc que recommander chaudement de courir (re)découvrir ce chef-d’œuvre du cinéma de Kurosawa. Il ne vous laissera certainement pas indifférent, que vous l’ayez déjà vu ou non d’ailleurs.
Rohan Geslouin
Rashômon de Kurosawa Akira. Japon. 1952. En salles le 10/08/2022