Lorsque l’on évoque le Nouveau Cinéma taïwanais, les noms de Hou Hsiao-hsien et d’Edward Yang apparaissent immédiatement. Pourtant, la bande de la nouvelle vague ne se limite pas seulement à ces deux réalisateurs. D’autres cinéastes ont appartenu au mouvement, et ont accouché d’œuvres au souffle égal aux noms précédemment cités. Aujourd’hui, penchons-nous sur Chang Yi et son film Kuei-mei, a Woman, sorti sur les écrans taïwanais en 1985.
La famille de Kuei-mei vient du continent, tout comme celle de Hou, jeune veuf aux trois enfants. Bien que fiancée sur sa terre d’origine à un autre, Kuei-mei accepte le mariage arrangé avec Hou. Ensemble, ils auront des jumeaux. La vie à Taïwan est dure et l’argent manque, d’autant que Hou n’a qu’une paie de serveur et est un parieur invétéré. Kuei-mei et Hou iront au Japon travailler comme domestiques, dans l’espoir de gagner suffisamment d’économies pour pouvoir bâtir leur propre restaurant, et assurer l’avenir de leurs cinq enfants…
Tout comme les autres réalisateurs de la nouvelle vague, Chang Yi a participé aux fondations du mouvement à travers un segment de l’un des deux films à sketchs par lesquels tout a commencé. Il s’agit du quatrième segment de In Our Times, intitulé Say Your Name, dans lequel Sylvia Chang trouve son mari bloqué à l’extérieur de leur appartement. D’abord scénariste dès 1980 pour un film nommé The Pionneers, sa carrière de cinéaste voit (pratiquement) sa fin en 1987. En effet, dans ses trois plus grands films, Jade Love (1984), Kuei-mei, a Woman (1985) et This Love of Mine (1986), il offre le rôle principal à l’actrice Yang Hui-shang, qui crève l’écran à chaque itération. Amants, alors que Chang Yi est marié à cette époque, l’affaire révélée au grand public les mènera à s’éloigner brusquement du cinéma. Yang Hui-shang restera la compagne de Chang Yi jusqu’à son décès en novembre 2020. Il laisse derrière lui six longs-métrages tournés dans les années 1980, et deux films d’animation sortis en 2005 et 2018.
Kuei-mei, a Woman, comme son nom l’indique est le portrait d’une femme. Ou plutôt, le portrait du Taïwan de la seconde moitié du XXème siècle par le prisme de la condition de la femme. Les deux premiers tiers du film forment l’histoire d’une famille menée par association entre un mari et une épouse, Hou et Kuei-mei, avec une importance égale apportée aux interventions de chacun des deux personnages dans leur histoire commune. Mais très vite, Chang Yi se permet de déplacer le point de vue vers celui de Kuei-mei, et de l’autre femme importante du récit, la fille aînée de Hou. Personnages masculins comme féminins se révèlent tous épais, mais le propos du film est articulé autour des protagonistes féminins, apparentant ainsi le travail de Chang Yi à celui d’Edward Yang, notamment dans That Day, on the Beach. Depuis ce point de vue, l’intrigue se déploie de manière naturelle et remarquablement précise, proposant aux spectateurs toutes les difficultés rencontrées par une famille taïwanaise des années 1950 aux années 1980, que ce soit d’appréhender une famille recomposée et l’amour qui l’irrigue, la nécessité d’émigrer, de confier ses enfants sur une très longue période, de gérer une grossesse précoce, de faire face aux catastrophes naturelles et à la maladie… La terreur blanche et le Kuomintang ne sont jamais évoqués, car La Cité des douleurs de Hou Hsiao-hsien n’est pas encore passé par là pour titiller la censure. Mais il ne fait aucun doute que tout spectateur taïwanais de l’époque comprend le contexte politique du film, si bien que l’origine de la misère du personnage de Kuei-mei n’a pas besoin d’être expliquée.
Le film peut donc compter sur une succession d’évènements intensément vécus par ses personnages, qui témoignent d’une écriture ciselée et magnifique. La beauté de l’image n’est pas en reste, d’autant que le métrage a été restauré par le TFAI. Les plans fixes d’intérieurs rigoureusement étudiés et qui prennent leur temps, l’importance de la lumière naturelle, l’absence d’emphase mélodramatique rappellent que Kuei-mei, a Woman, est un film du Nouveau Cinéma taïwanais et qu’il ne s’éloigne pas des canons que nous connaissons à travers les filmographies de Hou et Edward Yang. Sur deux heures, il ne manque pas de montrer tout un univers, celui d’une famille de son époque, et à travers une grâce presque inégalée. Dans la façon dont Chang Yi porte le point de vue de la femme à travers sa muse Yang Hui-shang, on ne peut s’empêcher d’imaginer que Kuei-mei, a Woman, a dû inspirer Zhang Yimou dans sa longue collaboration avec Gong Li à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
Maxime Bauer.
Kuei-mei, a Woman de Chang Yi. Taïwan. 1985. Disponible en import VOSTA dans le coffret Chang Yi en Blu-ray ou DVD.