VIDEO – Le Saint de Satyajit Ray

Posté le 21 mai 2022 par

Maniant avec habileté le grotesque et la fresque sociale, Satyajit Ray signe avec Le Saint (Mahapurush, 1965) un film mordant sur la place de la spiritualité dans un pays où cercles religieux et intellectuels s’opposent autant qu’ils s’attirent. A (re)découvrir en version restaurée 2K, dans un sublime coffret, en DVD et Blu-Ray, contenant 6 films du cinéaste et édité par Carlotta Films.

Conçu en diptyque avec Le Lâche en 1965,  Le Saint n’eut pas les faveurs de la critique en Europe et ne connut qu’une carrière locale. Le moyen-métrage (à peine 65mn) contient en effet son lot de références à la littérature, à la culture indienne et à la religion hindoue, pouvant faire fuir tout spectateur y étant étranger. Il occupe pourtant une place importante dans la cinématographie de Ray. Observateur averti des relations humaines, le réalisateur s’inspire ici d’une nouvelle de l’écrivain et scientifique Rajshekhar Basu, connu pour ses histoires satiriques, et qu’il avait déjà adapté en 1958 avec La Pierre philosophale. Avec Le Saint, Ray se penche sur une figure traditionnelle et complètement acceptée en Inde, celle du sâdhu, ou homme saint : accompagné de son fidèle disciple, Birinchi Baba (Charuprakash Ghosh) sillonne les routes de l’Inde en proclamant être immortel et divin. Il croise la route d’un avocat veuf et de sa fille, qui l’accueillent dans leur foyer aisé après une démonstration de ses “pouvoirs”. Mais le fiancé de la jeune fille, qui craint de perdre celle qu’il aime, décide de tout faire pour démasquer le charlatan…

On peut d’abord se demander si ce saint, qui prétend avoir rencontré Platon, Jésus-Christ ou avoir appris à Einstein la formule E=MC2, croit vraiment en ce qu’il raconte. On réalise néanmoins rapidement que l’homme est un brillant et opportuniste imposteur, se servant de son éducation et de sa culture pour manipuler son audience, tout en connaissant parfaitement les limites de sa farce. Incarné avec excès et brio par l’excellent Charuprakash Ghosh, acteur habitué des films de Satyajit Ray, l’autoproclamé gourou est accoutré d’une longue robe et d’un modeste couvre-chef , tandis que quelques bagues brillent sur ses mains, dont il se sert pour effectuer d’étranges et complexes mouvements censés représenter la roue du temps et que chaque personnage tente de reproduire vainement. 

Les dessous de cette supercherie se révèlent dans une scène particulièrement réussie mettant à nue une dualité travaillée : de dos, le faux saint est crâne nu, débarrassé de son costume, et parle à son assistant déguisé en grotesque figure divine et jouant aux mots croisés. Une petite radio joue des airs populaires bengalis dans une chambre luxueuse. Dès que son hôte demande à le voir, l’escroc enfile soudain son costume et retrouve son air mystique : poussant la duperie le plus loin possible, il demande même à ce qu’on lui serve… du rôti d’éléphant. De nouveau seul avec son complice, il retrouve sa voix et ses expressions naturelles, bien éloignées de l’aspect sacré qu’il offre au reste du monde. 

Satire intelligente et malicieuse de la place qu’occupe le spirituel en Inde et de son pouvoir, Le Saint met d’ailleurs en scène l’opposition entre le monde spirituel et le monde de l’intelligentsia bengalie. Cette dernière est personnifiée par le personnage de Satya (Satindra Bhattacharya), fiancé et fou amoureux de Bachki (Gitali Roy), la cadette du veuf qui loge le gourou. Avec ses proches, dans un environnement respirant la connaissance et la culture (parties d’échecs, livres de Flaubert et de Shakespeare entassés sur les meubles, peintures occidentales accrochées aux murs…), le jeune homme met en place un stratagème pour démasquer le faux saint. 

Cependant, malgré sa critique évidente de l’influence de la religion dans un pays qui garde encore la douloureuse mémoire de la Partition, Satyajit Ray ne condamne pas forcément la crédulité de ses personnages et réalise plutôt un portrait acide et comique de la malhonnêteté religieuse. Contrairement à ses films précédents, plus intimes dans leur approche, le cinéaste privilégie ainsi des plans larges pour donner à voir le pouvoir et l’intérêt que suscite l’homme déifié sur la foule qui l’entoure. Cette grand place accordée aux émotions n’est d’ailleurs pas anodine de la part du réalisateur, qui avait compris la nécessité de donner à son audience des ancrages universels dans un océan de détails : car après tout, les bonimenteurs et les incrédules ne sont-ils pas les mêmes partout ?

Bonus

A propos de Le Saint, par Charles Tesson : le critique et historien revient sur la dimension très locale de ce film, destiné à une audience bengalie. Le Saint ouvre en effet un nouveau chapitre dans la cinématographie de Satyajit Ray : les adaptations de récits populaires et de ses propres histoires se multiplient, et obtiennent un succès conséquent dans la région. Attaché à son public, il commence à réaliser des longs-métrages peu compréhensibles aux Occidentaux, du fait de références et d’éléments de langage intraduisibles. Avec Le Saint, il s’attaque une nouvelle fois au sujet de la religion, qu’il avait déjà abordé dans La Déesse (1960). Plus de 20 ans plus tard, il reviendra à ce registre avec une de ses dernières œuvres, Ganashatru (1988).

Audrey Dugast.

Le Saint de Satyajit Ray. Inde. 1965. Disponible dans le coffret Satyajit Ray en 6 films, en DVD et Blu-Ray chez Carlotta Films le 01/03/2022