Mamoru Oshii rencontre(s)

LIVRE – Mamoru Oshii, rencontre(s)

Posté le 9 février 2022 par

L’œuvre d’Oshii Mamoru est foisonnante et déroutante. La monographie Mamoru Oshii, Rencontre(s) revient sur la carrière de ce réalisateur, scénariste, producteur et romancier –  bref : de cet artiste important du tournant du XXIe siècle, surtout célèbre pour ses adaptations de Ghost in the Shell et sa participation à la franchise Patlabor.

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L’infini ne peut être matérialisé mais on peut en créer son illusion, une image.

Andreï Tarkoski, Le Temps scellé

 

Why ask why?

For by the by and by

All mysteries are just more needles in the camel’s eye

Brian Eno, Needles In the Camel’s Eye

 

Cette monographie collective sur Oshii Mamoru est dirigée par Victor Lopez, cofondateur du site web East Asia. Cette proximité n’empêchera pas une impartialité de jugement et on commence d’ailleurs par le reproche principal quant au livre : les coquilles, trop nombreuses, qui gâchent la lecture. C’est fort dommage et cela sape en partie un travail de recherches colossal sur l’œuvre, riche et méandreuse, d’Oshii.

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Homework

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Que trouve-t-on dans cet ouvrage de près de 300 pages : 1) une introduction essentiellement chronologique pour présenter l’œuvre d’Oshii depuis 1977, avec plusieurs encarts thématiques sur des univers créés par le réalisateur ou auxquels il a participé : Lamu, Patlabor, la saga Kerberos ou Ghost in the Shell ; 2) une série d’entretiens menés en 2006-2007 et 2019-2020, dans lesquels Oshii revient sur sa filmographie, sa vision du cinéma et ses thématiques de prédilection ; 3) une série de dix essais sur des aspects de l’œuvre oshiienne : mise en scène dans les animés et les films « live », rapport complexe au réel, fusion entre l’homme et la machine, discours politique (entre révolte, fatalisme et soumission aux totalitarismes militaire et technologique), pertinence de la philosophie empirique à l’ère du virtuel…

mamoru oshii kerberos saga

Oshii fait partie de ces artistes méconnus d’être trop connus. Ou mal connus. C’est-à-dire connu du grand nombre pour une œuvre unique (Ghost in the Shell) qui cache tout le reste. L’introduction du livre rend donc justice à l’intégralité de l’œuvre, il est vrai, difficile à appréhender tant Oshii a multiplié les projets, que ce soit dans les séries animées (Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson au pays des oies sauvages ou Lamu), les films animés (L’Œuf de l’ange, Innocence ou Sky Crawlers), les films “live” (The Red Spectacles ou Avalon), le manga (Seraphim 266613336WINGS avec Kon Satoshi), le jeu vidéo (adaptation Mega Drive de Patlabor) et le roman (Blood, the Last Vampire). Pendant 50 pages, Victor Lopez rabat donc toutes les cartes d’Oshii, de quoi gagner plusieurs mains à coup de quintes flush royales, carrés ou brelans, sans oublier la couleur – forcément le rouge pour rappeler le vêtement du chaperon récurrent dans sa filmographie, tout comme les oiseaux et le basset. Sa signature

Cette introduction met de l’ordre dans ce chaos créatif et donne des pistes au lecteur qui voudrait s’immerger dans la saga Kerberos ou regarder tous les épisodes de Lamu réalisés par Oshii.

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Human after all

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Dans les entretiens (70 pages), Oshii revient sur sa jeunesse. Comme Otomo Katsuhiro, l’auteur d’Akira, il est né dans les années 50 et est donc contemporain des mouvements politiques radicaux et violents des années 1967-73, entre contestation de l’ANPO (Traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon), de la guerre du Vietnam et de l’impérialisme. Des mouvements qui verront naître une lutte acharnée (et armée) entre la Faction armée rouge ou l’Armée rouge unifiée et les forces de l’ordre. C’est dans cette atmosphère qu’Oshii se planque pendant 6 ans à l’université pour s’adonner à ce que tout étudiant qui a la chance de ne pas devoir travailler à temps partiel dans la restauration rapide ou la vente de stupéfiants devrait faire : lire des livres et regarder des films. Pour s’essuyer les yeux et absorber la culture comme une éponge. À cette époque, Oshii va donc voir jusqu’à 1 000 films par an, notamment les Nouvelles vagues européennes et l’avant-garde japonaise de l’Art Theatre Guild.

La citation plus ou moins explicite deviendra une marque de fabrique dans l’œuvre oshiienne, non pas par frisson fugace du vol ou par paresse esthétique et narrative mais par souci de dialogue respectueux et raisonné avec ses pairs. On trouve donc des plans calqués sur Godard, Bergman ou Tarkovski mais aussi une abondance de citations littéraires et philosophiques dont l’utilisation culminera dans Innocence : deuxième adaptation de Ghost in the Shell et sommet du film noir où conversent Bouddha, Confucius, Villiers de Lisle Adam, Julien Offray de La Mettrie, Raymond Roussel, Max Weber et Richard Dawkins !

Mamoru Oshii

Ci-dessus, deux exemples de citations prises au hasard du visionnage de films provoqués par la lecture de ce livre (car il est impossible de ne pas vouloir regarder les films d’Oshii au cours de sa lecture). Dans Patlabor (1989), une des séquences convoque Les Oiseaux de Hitchcock. Cette séquence a sa propre justification narrative (un des oiseaux-robots porte à la patte une sorte de GPS qu’il a subtilisé à l’un des personnages clefs de l’histoire) mais permet aussi d’instaurer de la surprise et de la terreur quant à l’imminence d’une attaque robotique organisée contre l’humanité… Dans Patlabor 2 (1993), une longue séquence de voiture sur autoroute rappelle Solaris de Tarkovski – ce moment clef dans un Japon alors futuriste où Kris Kelvin quitte sa famille pour l’inconnu. Une vision ultra-urbaine et bétonnée à l’extrême de l’avenir qui est amplifiée dans Patlabor 2 avec ses gratte-ciels et ses infrastructures gigantesques à perte de vue. Cinéaste d’ambiance et de méditation, Oshii insiste pour montrer l’environnement dans lequel évoluent ses personnages. Il y a d’ailleurs peu d’actions et de combats dans les films Patlabor alors que c’est le cœur commun des films mecha. Dans Ghost in the Shell, on se souvient de cette séquence de 5 minutes au milieu du film dans laquelle Oshii montre les différentes facettes de la ville : son quartier d’affaires, ses autoroutes saturées et sa vieille ville : un amas de taudis rétro-futuristes d’inspiration hongkongaise.

Parmi les thématiques abordées dans les entretiens, on trouve forcément la fusion entre l’humain et la machine, qui a fait la renommée d’Oshii, y compris auprès de réalisateurs comme James Cameron ou les Wachowski. Une thématique étudiée dans la suite de l’ouvrage par Justin Kwedi, Stephen Sarrazin et Dick Tomasovic. Oshii précise : « La question de la guerre, du totalitarisme, des réfugiés traverse mes films. Ni la foi ni les idéologies n’arrivent désormais à combler la vie des gens. Aller vers la machine me semble le seul thème possible. […] Auparavant, il pouvait y avoir cette idée de fusion avec le religieux : être habité par la présence de Dieu, en être le vaisseau. Mais aujourd’hui, le thème qui remplace tout cela est le corps occupé par la technologie (le cyborg bien sûr mais aussi les suppléments pharmaceutiques). Si l’on souhaite avancer dans cette quête du beau, du pur, d’une alternative à la bassesse, ce thème de l’hybride technologique s’impose à nous comme voie à suivre. »

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Random Access Memories

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Autre obsession : qu’est-ce que le réel ? Le monde qui nous entoure existe-t-il vraiment ? Tout n’est-il pas un rêve ou une simulation vidéoludique ? La franchise Matrix a popularisé ce type de questionnements philosophiques qui remontent au moins au mythe de la caverne de Platon et qui ont été traités avec brio par George Berkeley et David Hume au XVIIIè siècle. Lire des essais sur l’empirisme, l’immatérialisme et la perception en général est souvent stimulant et entraîne des questions plus vastes : qui suis-je ? Qu’est-ce que la vie ? Le fait qu’on ne peut pas répondre à ces questions est une invitation à stimuler sa conscience et sa créativité.

Dès Lamu : un rêve sans fin (1984), Oshii s’éloigne de l’esprit slapstick du manga à succès de Takahashi Rumiko et offre une déclinaison d’un conte populaire sur la relativité du temps dans lequel Urushima, un pêcheur, vient en aide à une tortue et passe un moment dans un royaume fantastique avant de rentrer chez lui…  300 ans plus tard ! Dans Lamu : un rêve sans fin, les personnages sont bloqués dans une boucle temporelle et revivent éternellement la même journée. Ce n’est que par l’introspection que les personnages découvriront leur enfermement dans un monde où tout est rêvé et où les contingences matérielles n’existent pas. Oshii ne s’arrête pas là.

Il poursuit son travail d’emprunts et de citations en ajoutant une nouvelle couche – ici littéraire – en la figure de Mujaki, le démon des rêves, dont on apprend qu’il influence l’existence des humains et qu’il est responsable du nazisme, de l’incendie de Rome par Néron, de la trahison du Christ par Judas et de la connaissance apportée à Adam et Ève. Oshii reprend ici la trame du Maître et Marguerite de Mikhail Boulgakov, roman culte russe sur la morale et l’existence de Dieu autant qu’un brûlot politique contre le pouvoir soviétique. On comprend que cette référence révélée vers la fin du film était présente dès le début : en effet, pour son roman, Boulgakov s’inspirait du Faust de GoetheGoethe lui-même cité au début de Lamu. Belle appropriation d’un manga avant tout humoristique pour développer une réflexion philosophique de haute volée.

Mamoru Oshii

Autre citation, cette fois cinématographique : Persona de Bergman lorsque dans un plan, le premier personnage comprend qu’il vit indéfiniment la même journée et a le visage scindé en deux à travers un verre d’eau, liquide pour le moins révélateur. Ce même plan sera utilisé dans Ghost in the Shell juste avant que le Major Kusanagi ne fusionne avec le « Marionnettiste ». L’enveloppe corporelle n’étant ici qu’un masque comme celui porté par l’acteur de théâtre grec et romain. Un jeu de rôle qui lie l’acteur de l’époque antique au cyborg en devenir. Ici encore, Oshii s’est parfaitement approprié le manga orignal de Shirow Masamune.

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Discovery

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On pourrait continuer longtemps la liste des citations, des échos ou des rencontres entre Oshii et tout un pan de la pensée humaine. L’œuvre d’Oshii est un palimpseste. On y perçoit de nouvelles choses (mais donc plus anciennes !) en grattant le vernis le plus récent et le plus clinquant. La vision de ses films est donc à la fois une découverte et une redécouverte. Au spectateur de comprendre ce qu’il voit et ce qu’il perçoit. Nous sommes ce que nous percevons, pour paraphraser maladroitement une des thèses de Berkeley et Hume mentionnés plus haut.

Mamoru Oshii, Rencontre(s) est une invitation au voyage et à réflexion sur un artiste multimédia qui a parfaitement repris le Japon insurrectionnel de son adolescence comme matrice de son art pour y développer ses réflexions sur l’entendement humain, le libre arbitre, la cybernétique, la transcendance et l’existence de Dieu. Et sans doute bien d’autres choses.

Marc L’Helgoualc’h

Mamoru Oshii, Rencontre(s), dirigé par Victor Lopez et Stephen Sarrazin. Paru aux éditions Les Moutons électriques le 08/10/2021

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