VIDEO – All the King’s Men de King Hu : tableau savant et dansant

Posté le 3 avril 2021 par

En 1983, King Hu réalise All the King’s Men, un récit sur le pouvoir au temps des Zhou, stylisé à la manière des opéras chinois classiques. Totalement inédit en France jusqu’à maintenant, le film nous est proposé par Spectrum Films en version restaurée. Ce texte est la deuxième critique concernant le coffret King Hu de l’éditeur après Raining in the Mountain, et sera suivi du livre King Hu de Roger Garcia.

Sous la dynastie Zhou, le dernier empereur est terriblement malade. Souffrant d’épilepsie, il se raccroche aux décoctions d’un taoïste, qui l’empoisonne à petit feu plutôt qu’il ne le soigne. Conscient du risque pour le pays, déjà en proie au chaos des guerres et assiégé au Nord et au Sud, le Premier ministre et ses hommes de confiance cherchent à libérer le Roi de la menace imminente. Il envoie un général et un guerrier quérir les bienfaits d’un médecin de grande renommée en ville, pour soigner cette maladie.

Tony Rayns a déclaré que l’âge d’or de King Hu – la période de sa filmographie constituant un ensemble complet, fondamental, qui a apporté ses lettres de noblesse au cinéma chinois – se situe entre le milieu des années 1960 avec L’Hirondelle d’Or, et la fin des années 1970 avec Raining in the Mountain, malgré quelques exceptions par la suite. En effet, après un tournage en Corée en 1978, où il accouche des magnifiques Raining in the Mountain et La Légende de la montagne, King Hu s’attèle à The Juvenizers au début des années 1980, l’une de ses très rares incursions dans un contexte contemporain, qui fut un échec retentissant et marqua son inexorable déclin critique. Lorsque Tony Rayns évoque quelques soubresauts qualitatifs après 1979, il pense probablement à All the King’s Men, car cette fresque totalement méconnue en Occident, dont on trouve très peu d’informations techniques même en anglais, est un superbe film d’époque, doublé d’une recherche de la quintessence de la représentation des cultures chinoises traditionnelles au cinéma. King Hu a toujours poursuivi cet objectif de formaliser l’esthétique poétique des textes anciens. All the King’s Men va plus loin que tous ses précédents travaux à ce niveau, si ce n’est qu’il ne s’agit pas d’un film d’art martiaux, et c’est sans doute la raison pour laquelle il n’est pas comparé à ses précédents travaux.

À l’instar de Raining in the Mountain, All the King’s Men est un récit sur le pouvoir, mais sans combat donc. Cela n’empêche aucunement l’incursion de chorégraphies dansées, car l’opéra de Pékin n’est jamais très loin chez King Hu. La structure du film est solide en écriture : le Roi est malade, victime d’un curateur charlatan. Ses proches tentent activement de sauvegarder un semblant de paix. Le film fait des va-et-vient entre les demeures des personnalités capables de sauver le Roi dans le monde des hommes, et le palais royal où a lieu une guerre d’influence. La base du récit joue avec les règles littéraires du jiang hu, ce monde en dehors du la Chine impériale fait de chevaliers errants, de bandits et dans une localité isolée : le cœur du récit a bien lieu sous cloche, mais au cœur de la cour de l’Empereur elle-même. Par cette pirouette, King Hu livre un habile message sur l’isolement des gouvernants. Il est vrai que les velléités des protagonistes, au cœur de l’intrigue, se mêlent et s’affrontent au point de perdre en clarté. Cela témoigne cependant d’une richesse dans le lancement de pistes, et cela ne fait que rendre le segment final plus grandiose. Tous ayant conscience qu’ils ne peuvent désobéir au Roi, même devenu fou, les politiciens et autres parties prenantes usent de subterfuges lors d’une représentation, destinés à lui prodiguer les soins appropriés sans éveiller ses soupçons face à l’excès d’agitation autour de lui, qui risqueraient de l’enfoncer dans une paranoïa destructrice. Trente bonnes minutes à couper le souffler, sans temps mort et avec beaucoup d’enjeux : King Hu s’amuse avec le rythme de sa narration et ne laisse aucune chance au spectateur ni de s’endormir, ni de prévoir l’issue de cette danse chaotique. All the King’s Men est un récit historique fort, à la portée tragique réelle même si l’emphase n’est pas mise sur la recherche d’empathie envers les personnages, mais plutôt sur la cruauté du monde politique.

La direction artistique de King Hu est sans pareille pour achever de nous faire apprécier le film. Alors qu’à la même époque, Tsui Hark prépare son réjouissant et coloré Zu et les Guerriers de la montagne magique, King Hu choisit l’authenticité des décors et des tenues, troublantes de sérieux quant à la représentation d’une époque lointaine, qui ne peut que sidérer par sa beauté. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un conteur chantonnant l’histoire à laquelle nous allons assister, devant un rouleau dessiné, posant tout de suite la volonté de Hu de s’inscrire dans cette culture classique chinoise qu’il chérit tant. La restauration permet de découvrir le film dans les meilleures conditions.

Bonus

Interview de Pierre Rissient par Frédéric Ambroisine (20 minutes). Pierre Rissient était un homme fort qui a fait beaucoup pour les cinémas d’Asie jusqu’à sa disparition en 2018. Dans cette interview réalisée par Frédéric Ambroisine en 2004, il revient sur sa rencontre avec King Hu dans les années 1970, l’homme qu’il a bien connu, et son cinéma. Pierre Rissient rappelle ainsi qu’il existe différents montages de son chef-d’œuvre A Touch of Zen (fort heureusement, Carlotta Films nous a proposé depuis la version la plus proche de l’originale). Il évoque également l’exploitation dans les salles françaises en 1975 de Pirates et Guerriers, film de King Hu avec Hsu Feng aujourd’hui oublié, qui a été remonté sous l’impulsion de Pierre Rissient et avec le concours de King Hu. En somme, un film qui doit être exploité à nouveau, si possible dans ses deux versions comme le permettent les supports vidéo actuels. Rissient fait état de la relation froide qui existait entre King Hu et sa muse Hsu Feng dans la vie de tous les jours, un rapport sans affinité qui ne s’explique pas et qui pourtant a donné lieu à une émulsion artistique incomparable. Pierre Rissient termine ses explications par les deux derniers projets de film que King Hu n’a pas pu tourner : une grande fresque sur les Chinois ouvriers du rail dans les États-Unis du XIXe siècle ainsi qu’un film d’animation. Sans doute deux beaux projets, dont la description par Pierre Rissient ne peut que faire regretter leur inexistence.

Interview de Miao Tien et Shih Chun par Frédéric Ambroisine (40 minutes). Vers 2003, durant la sortie en salles de Goodbye, Dragon Inn, film de Tsai Ming-liang rendant hommage au légendaire Dragon Inn de King Hu, Frédéric Ambroisine est à Taïwan pour interviewer ces vétérans, tous deux acteurs des deux films à 35 ans d’écart. Goodbye, Dragon Inn est un film sur le cinéma, dans lequel l’image de Dragon Inn réalisé en 1967 ressemble à un vestige du passé, à l’heure où les salles de quartier ferment. Les déclarations des deux acteurs vieillissants résonnent de concert avec le sujet du film de Tsai, notamment à travers Miao Tien qui se souvient – avec bien mal – des diverses sociétés de production, des personnes y ayant travaillé et des postes qu’il a occupés par intermittence. Shih Chun se révèle plus précis (il est un peu plus jeune), et rappelle à propos de A Touch of Zen qu’il s’agit bien d’une production d’abord taïwanaise, malgré les malentendus – on le prenait pour un acteur hongkongais, mais les acteurs, l’équipe de tournage et les figurants, presque tous étaient Taïwanais. Ce faisant, il soutient une chose que l’on oublie en ne s’intéressant qu’aux informations de production : c’est bien à Taïwan que King Hu a trouvé l’oxygène qu’il lui fallait pour réaliser ses tableaux de maître, même si son point de chute était Hong Kong et que l’ex-colonie britannique était souvent coproductrice de ses travaux.

Essai vidéo de Vincent Capes d’Anima (20 minutes). Un montage raffiné permet à cette analyse de l’œuvre de King Hu de se montrer très agréable, claire et ludique. Vincent Capes agrémente son discours avec des références pointues à la culture chinoise : classiques, philosophiques, littéraires ou conceptuelles. Il est parfois difficile pour les non-initiés d’appréhender cette dimension savante, nécessaire pour comprendre King Hu, qui, rappelons-le, n’est ni Hongkongais ni Taïwanais, mais Pékinois. Pierre Rissient le qualifiait d’ailleurs, avec Li Han-hsiang, de « dernier mandarin », rappelant les Chinois lettrés disparus peu à peu au cours du XXème siècle à cause de la politique de Mao, et exilés vers des territoires occidentaux ou occidentalisés.

King Hu par Nathalie Bittinger (18 minutes). Nathalie Bittinger décrypte en large la carrière de King Hu. En revenant sur Raining in the Mountain, qui est le cœur du coffret de Spectrum Films, ce bonus présente quelques redites. En revanche, Nathalie Bittinger analyse All the King’s Men, et il s’agit du seul document à le faire. Cela est bienvenu compte tenu du classicisme académique dont fait preuve le film. D’une manière générale, Nathalie Bittinger a la vue sur toutes les composantes des films de King Hu, son parcours, ses spécialités, ses références… Un bonus plus court que les autres mais un condensé des fondamentaux de ce « dernier mandarin », qui plus est expliqué avec pédagogie et clarté.

Maxime Bauer.

All the King’s Men de King Hu. Taïwan-Hong Kong. 1983. Disponible dans le coffret King Hu de Spectrum Films en janvier 2021.

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