MUBI – La Condition de l’homme III – La Prière du soldat de Kobayashi Masaki

Posté le 24 janvier 2022 par

Troisième et dernier volet, à découvrir sur Mubi, qui sonne le glas de la grande trilogie humaniste de Kobayashi Masaki : La Condition de l’homme. Partie I : Il n’y a pas de plus grand amour ; Partie II : Le Chemin de l’éternité ; Partie III : La Prière du soldat. Un long et périlleux voyage au bout de l’enfer. Ne restent plus que les durs adieux à accepter, et cela se passe dans La Condition de l’homme III : La Prière du soldat.

Fin du calvaire des camps de travail et de la guerre pour Kaji. L’Empire japonais s’effondre, tous n’ont plus qu’une seule chose en tête : survivre. Accompagné de quelques soldats et civils, il parcourt sans relâche plaines et forêts qui lui réservent encore bien des mésaventures autant que d’épreuves à surmonter.

Dès les premières minutes, Kobayashi Masaki nous replonge dans l’horreur. Obligé d’assassiner un soldat soviétique pour prendre la fuite, Kaji est pris de remords : « Michiko, je suis un assassin ». Ces mots résonnent péniblement à l’oreille de celui qui a appris à aimer ce personnage, aujourd’hui plus méconnaissable que jamais. Cette figure héroïque nous apparaît bien pâle, dénuée du courage qu’on lui associait. Sans que nous ne sachions jamais vraiment où Kaji et ses camarades comptent se réfugier, s’entame un périple aux allures d’errance parmi les terres désolées de ce qui fut jadis la Mandchourie. Ne restent que ruines, champs et milices traquant le démon japonais. Ayant depuis le premier film évolué dans le cadre autoritaire de l’armée, il est désormais livré à lui-même. Chose que n’aurait pas renié Ichikawa Kon dans son Feux dans la plaineKobayashi met l’accent sur la survie, selon une règle primitive et instinctive fondamentale : « tuer ou être tué ».

Au cours de cette marche funèbre, la morale de notre héros se confrontera difficilement à la réalité, où se joue le destin d’une nouvelle vie bâti sur le sacrifice de quelques âmes infortunes. Kaji s’engage dans une sorte de microcosme, encore une fois fidèle à lui-même, en dirigeant sa petite troupe de déserteurs selon ses idéaux. Malgré sa droiture et les combats perdus, il n’est pas devenu un monstre tuant par colère mais affronte cependant de terribles vérités. Jamais tyrannique auprès de ses pairs, il se rendra vite compte que tout n’est qu’illusion, que tout semble destiné à sombrer. L’imprévu habite le cadre au point d’être créateur de tension, le spectateur ne sachant jamais qui va mourir et qui va s’en sortir sous le feu des balles ou de la tentation. Pour simple exemple, la nature que la communauté traverse se montre aussi hostile que les hommes qui se confondent parmi elle, tuant par le poison de ses ressources ou par le sentiment labyrinthique qui en émane. Peu la franchiront. Une fois à l’orée des bois, un petit village de réfugiés d’apparence vivable dévoile bien vite à son tour sa condition misérable et universelle. On appréciera cependant la présence de Ryu Chishu pour incarner le chef, différent des rôles chaleureux qui lui sont offerts par Ozu Yasujiro en temps normal. Mais il ne symbolise pour autant le répit tant espéré, puisque l’Armée Rouge approche à grands pas…

Dans la seconde partie du film, Kaji est fait prisonnier par les Soviétiques. Il devient à son tour la proie d’un système esclavagiste qu’il tenta en vain de réguler par le passé. Comme Kobayashi a pu le faire dans les relations avec les Chinois du premier volet, il confronte les nationalités pour rendre un constat simple : rien ne justifie l’avilissement et la cruauté. L’idéologie prend alors la tournure d’une profonde critique du patriotisme exacerbé et des traditions archaïques, ce qui fait écho aux attributs de Hara-kiri ou de Samurai Rebellion sortis par la suite. Ne ménageant pas de chanter la fin d’une ère et d’une nation, les prisonniers du camp – goulag – se dévorent entre eux pour espérer un jour entrapercevoir la liberté. Les divergences de points de vue se muent peu à peu en apologues, ramenant l’inégalité au premier plan pour qui estime l’un plus fardeau que l’autre, ou bien plus lâche. Certaines scènes sonnent étrangement ironiques, tel Kaji justifiant ses révoltes dérisoires par des facultés argumentatives on ne peut plus socialistes, tandis qu’il se voit traité de « samouraï fasciste » par les Russes qui le jugent. L’injustice d’une justice qui n’existe pas, voilà dont il est question dans la Condition de l’homme.

En dressant le portrait frontal de l’abomination qu’implique la guerre et surtout son issue, Kobayashi s’enfonce dans un pessimisme encore plus palpable que les précédents opus. S’esquisse une philosophie misanthropique ne laissant place à l’espoir qu’en toile de fond. Ce dernier est motivé par la volonté de « retourner à nos vies passées », mais est-ce réellement envisageable ? La radicalité du propos est omniprésente à l’image, inhérente à chaque victime : les soldats meurent de faim, les paysans sont pillés, les femmes violées dans des orgies. Plus que jamais, il s’agit ici d’un film crépusculaire qui rendrait presque cruellement acceptable les méandres de l’immoralité. Une quête existentielle prenant la forme d’une épopée romanesque, aux paysages arides épousant à merveille les pensées de chaque personnage. Le réalisateur dirige cela de façon très théâtrale, le film étant parcouru d’un souffle expressionniste dans la mort comme les réactions, souvent en plans débullés afin d’accentuer la monstruosité des situations. Sans masque et non sans virtuosité, la puissance évocatrice de chaque instant est magistralement incarnée par Nakadai Tatsuya, qui signe peut-être ici sa plus notable performance.

Tout du long, rien d’autre ne motive Kaji que l’idée de revoir un jour sa femme Michiko. Toutes ces peines endurées, ces chemins de croix, ces gouffres dont il a gravi les parois, dans le simple espoir de lui tenir les mains. Comme toujours fort de sa symbolique, Michiko devient la personnification de la liberté à laquelle aspirent tous les hommes, de la même manière que la volonté de vivre se lit au travers des paroles de Ne me quitte pas de Jacques Brel. Mis à genoux par tant d’épreuves herculéennes, Kaji fixe désespérément l’horizon, imperceptible mais bien là. Nul autre dénouement ne pouvait naître de ce blizzard que l’on retrouve à l’éclosion du premier volet autant qu’à l’apogée de l’ultime. En parallèle de cet affranchissement, Kobayashi nous fait enfin comprendre les raisons d’une fresque humaniste aussi peu humaine, qui pourrait se résumer en un message aussi intemporel qu’universel : « Le sang de la haine continuera de couler des blessures ». Car à l’épicentre de l’inhumanité, que reste-t-il sinon l’humain.

Tourner une pareille trilogie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale relève de l’exploit au même titre que le J’accuse d’Abel Gance pour la Première Guerre. Kobayashi Masaki poussera son honneur et sa carrière de cinéaste dans leurs derniers retranchements, lui-même ayant affronté sur le front le plus grand traumatisme du XXème siècle. Le voyage, de ses débuts à son bouleversant épilogue, est quant à lui inoubliable et restera gravé à jamais comme pierre angulaire du patrimoine cinématographique mondial. Et dans l’élan d’une dernière prière, le soldat au grand amour trouva finalement le chemin de l’éternité.

Richard Guerry.

La Condition de l’homme III : La Prière du soldat de Kobayashi Masaki. Japon. 1961. Disponible sur Mubi