L’énorme succès de Squid Game aura au moins eu l’avantage de mettre un coup de projecteur sur les précédents projets de son créateur, dont Silenced, deuxième long-métrage de Hwang Dong-hyeok, désormais disponible sur Netflix. Inspiré d’une affaire d’abus sexuels sur des enfants sourds et muets dans une école spécialisée de Gwangju au début des années 2000, le film ne recule devant rien, pas même le plus insoutenable, pour servir son sujet avec puissance et détermination.
Nouveau venu dans une école pour sourds et malentendus de la province de Mujin, un professeur tente de déjouer les tentatives de dissimulation pour révéler les abus perpétrés sur les étudiants.
Méconnu chez nous, Silenced déclencha une petite onde de choc lors de sa sortie en Corée du Sud en 2011. Au-delà de créer un regain d’intérêt pour le livre dont il est tiré, Les Enfants du silence de Gong Ji-young, le film s’invita dans les couloirs de la justice et du Parlement en amenant à la réouverture du dossier de l’affaire originelle et à l’adoption de l’ordonnance Dogani abolissant le délai de prescription sur les crimes sexuels à l’encontre des mineurs et des personnes en situation de handicap. Véritable succès critique et public à l’époque, Silenced est pourtant impitoyable pour son spectateur en prenant le parti de la frontalité et d’une noirceur quasi-constante dans le traitement de son sujet. Le film pose le ton dès la scène d’ouverture, superposant deux violents impacts dans la brume, comme pour nous prévenir que le visionnage, éprouvant à bien des égards, ne nous laissera pas de répit.
Au vu de son sujet, Hwang Dong-hyeok évolue dans un champ miné, entre le risque de tomber dans le film à thèse un peu choc et de se vautrer dans un misery porn abusif. Le cinéaste parvient à éviter ces écueils de manière plutôt habile en effectuant d’emblée des choix de mise en scène et d’écriture assez forts, qui posent solidement le récit et les personnages, avant de nous emmener au cœur de la bataille judiciaire, dans une seconde partie plus démonstrative. Il adopte une construction assez classique, partant du point de vue de l’étranger qui arrive en ville afin d’introduire l’affaire et ses victimes, et ainsi faciliter la révélation et le procès qui s’ensuit. Néanmoins, l’intérêt du film repose en partie sur la manière d’aborder ce récit éminemment difficile. En effet, Silenced étonne dans une première partie qui emprunte beaucoup aux codes du film d’épouvante, plongeant le nouveau professeur dans un environnement aussi inquiétant qu’oppressant, peuplé de figures étranges (les jumeaux tout puissants et leur sœur maléfique) et d’atroces secrets sous le respectable vernis de l’académie de province. Le film avance ainsi, de manière intranquille, dans cet univers isolé où l’incongruité des situations le dispute à la passivité glaçante des personnes qui l’occupe, sous le regard d’abord médusé puis révulsé d’un protagoniste confronté à l’inimaginable. La mise en scène assume une théâtralité dans ses premières scènes qui tranche d’autant plus avec la viscéralité de la violence des sévices révélés plus tard. Silenced se déroule alors comme l’assemblage d’un puzzle de plus en plus cauchemardesque, au fur et à mesure que le tissu social de la ville se fait plus clair (rapports de communauté à la limite de l’incestueux, culture de charité chrétienne malsaine et corruption généralisée sous couvert de solidarité de proximité) et que les enfants sortent de l’ombre pour venir au centre du récit. Ce procédé minutieux permet alors de lier naturellement tous les aspects de l’affaire sans avoir besoin de les surexposer.
Là où le cinéma coréen a coutume d’inclure des touches de légèreté dans ses récits les plus sombres, Silenced est impitoyable de noirceur et tend vers une mécanique tragique qui s’intensifie à l’approche de sa conclusion. En effet, hormis une séquence dans laquelle l’innocence refait irruption le temps d’un après-midi, le film ne ménage pas de moments de respiration et ne cherche d’ailleurs pas à le faire. Aussi, le film montre beaucoup, les trois flashbacks des abus vont tellement loin qu’on se demande comment elles ont pu être filmées, et ne laisse aucune place à la suggestion ou à l’ambiguïté comme pour nourrir un propos tourné tout entier vers la volonté de percer le silence, instrumentalisé de toutes parts, des enfants abusés. En cela, la réalisation tire pleinement parti des possibilités visuelles permises par la langue des signes et lui fait même parfois prendre le relai des images d’une manière très forte. Tour à tour un moyen d’évoquer la menace ou de s’émanciper de celle-ci, le film en fait un enjeu central, retournant ainsi le stigmate vers les assaillants, notamment dans une intense scène de témoignage qui fait basculer l’issue du procès.
Si la réalisation est frontale, elle ne ménage pas pour autant un suspense de mauvais goût et elle est très loin de se repaître des détails sordides amenés par la reconstitution. Au contraire, la mise en scène de Hwang Dong-hyeok n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle laisse parler la douleur des enfants et s’efface derrière les interactions entre les personnages. Le film est plus maladroit quand il devient explicatif (les scènes avec la mère du personnage principal viennent surligner des éléments que l’on pouvait comprendre seul) et abuse d’une symbolique un peu trop facile (les gros plans systématiques sur les slogans des institutions publiques) ou un brin trop doloristes. Il n’empêche que l’engagement et la sincère conviction de toutes les personnes participant au projet traversent Silenced comme un cri de rage face à l’impuissance à briser une mécanique de corruption et d’injustice.
A cet égard, le film peut compter sur le dévouement sans réserves de ses remarquables comédiens. Dans des partitions extrêmement éprouvantes, les jeunes Kim Hyeon-soo, Baek Seung-wan et Jung In-seo impressionnent d’autant plus qu’ils ne peuvent s’exprimer que par le corps et les expressions. Les adultes les soutiennent avec tout autant de conviction, dans la répulsion qu’ils inspirent, ou la compassion qu’ils génèrent (Jung Yu-mi est essentiellement réduite à un rôle de soutien mais amène une énergie lumineuse bienvenue dans un film qui en manque cruellement). Cependant, l’ancre émotionnelle du film est indéniablement Gong Yoo qui se charge de recentrer le film à chaque fois que celui-ci menace de plonger dans l’excès de pathos, avec une subtilité et une présence bouleversante qui font la marque d’un grand comédien. A l’initiative du projet, il est essentiel à la réussite de Silenced qui bénéficie de sa présence déterminée.
Dans son refus obstiné de minimiser ou de dissimuler la rage et la douleur de ses victimes, le film résonne peut-être encore plus fort à l’aune d’une parole qui tente de se libérer en masse. Profondément dur et implacable, l’issue du film semble désagréablement familière mais ouvre également la voie vers une minuscule percée d’espoir, signe d’une lueur dans le brouillard des circonstances. Au vu de l’impact provoqué par le film, il n’est pas forcément toujours vain de se faire entendre.
Claire Lalaut
Silenced de Hwang Dong-hyeok. 2011. Corée du Sud. Disponible sur Netflix