Antoine Coppola Dictionnaire cinema coreen

LIVRE – Dictionnaire du cinéma coréen d’Antoine Coppola

Posté le 17 décembre 2021 par

Dans son Dictionnaire du cinéma coréen, Antoine Coppola revient sur la décennie 2011-2020 qui a vu l’industrie sud-coréenne confirmer son dynamisme et sa volonté de puissance, jusqu’à la consécration de Parasite de Bong Joon-ho, Palme d’Or au Festival de Cannes en 2019.

Écrivons-le d’emblée : celles et ceux qui cherchent un ouvrage sur l’histoire du cinéma coréen de 1919 à nos jours seront déçus. Ce dictionnaire est essentiellement consacré aux films distribués entre 2011 et 2020. En quelques chiffres, ce dictionnaire c’est : 580 pages, 135 films chroniqués, 29 biographies de réalisateurs et réalisatrices, 36 biographies d’acteurs et d’actrices, la biographie d’un compositeur de musique (Lee Byung-woo), 50 pages d’analyses thématiques (le rapport intrinsèque à la censure, le traitement délicat de l’histoire passée ou récente, les films de genre ou la question de la subversion), 20 pages sur les festivals sud-coréens (Busan et Jeonju) et 20 pages de bilans sur la période 2011-2020, année par année.

Précision : par cinéma coréen, il faut entendre ici cinéma sud-coréen. Le cinéma nord-coréen est uniquement abordé dans la partie thématique (mais il est quasi inexistant depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un).

Antoine Coppola Dictionnaire cinema coreen

Antoine Coppola est loin d’être un inconnu. C’est peu de l’écrire. Cinéaste et enseignant-chercheur, il a déjà à son actif plusieurs ouvrages-références comme Le cinéma sud-coréen : du confucianisme à l’avant-garde (1996), Le cinéma asiatique (2004) et Ciné-voyage en Corée du Nord : l’expérience du film Moranbong (2012). Il précise dans l’introduction avoir découvert le cinéma coréen à la fin des années 80 auprès d’étudiants de passage en France. À cette époque, le cinéma coréen était presque invisible hors du pays, encore sous le joug d’une dictature sur le point de tomber. La fin des années 80 est la période charnière de l’essor démocratique et d’une nouvelle vague de réalisateurs comme Park Kwang-su ou Jang Sun-woo, ce dernier connaissant un certain succès international grâce à ses films provocateurs Bad Film et Fantasmes. En France, il faudra attendre 1993 pour que le Centre Pompidou organise une rétrospective de 85 films. À cette époque, Pourquoi Bodhi-Dharma est-il parti vers l’orient ? de Bae Yong-kyun (1989) était le seul film coréen à avoir été distribué dans l’Hexagone !

Ce temps est bien révolu : la Corée a développé avec succès son pouvoir doux (hallyu) par son cinéma, sa musique K-pop et ses dramas qui font fureur chez les adolescentes. Pour le cinéma, le début des années 2000 a été essentiel. En quelques mois, le public international a découvert Park Chan-wook, Kim Ki-duk, Hong Sang-soo, Lee Chang-dong, Im Sang-soo et Bong Joon-ho. La décennie 2011-2020, focus du Dictionnaire, vient illustrer cette montée en puissance. Si le cinéma auteurisant qui a fait découvrir la Corée a laissé la place à des superproductions de moins en moins intéressantes, on trouve toujours des pépites et des nouveaux talents. L’industrie cinématographique coréenne est tellement téléguidée par des conglomérats financiers qu’elle prend le risque de s’uniformiser et de s’affadir. Un comble pour ce qui passe aujourd’hui pour un palliatif à un cinéma étasunien navrant et insignifiant, pris en flagrant délire de resucée narcissique et nostalgique d’un passé toujours plus proche. Une vaine auto-fellation sans jouissance qui fait bien mal aux côtes, exercice de contorsion SM solitaire où le maître est l’esclave (dans un donjon puritain à l’extrême). Triste érection d’un pendu qui a perdu la Bataille (Georges).

Un tableau Excel ou un zoom de Hong Sang-soo ?

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Si Antoine Coppola n’écrit pas l’histoire complète du cinéma coréen, il rappelle tout de même des aspects essentiels dans la partie thématique de 50 pages : l’omniprésence de la censure, du pouvoir politique et son financement par une poignée d’industriels plus excités à la vue de tableaux Excel que par un zoom de Hong Sang-soo.

Dès son apparition au début du XXe siècle, le cinéma a dû être approuvé par la famille royale tandis qu’il a connu un encadrement et des censures strictes pendant la colonisation japonaise, puis entre 1945 et 1948 sous le gouvernement militaire de l’armée américaine, et enfin, à partir de 1948 : sans entrer dans les détails, un bon film était un film anticommuniste, antinippon et pro-nationaliste… Même depuis la transition démocratique au début des années 90, la censure perdure mais d’une manière moins visible et plus subtile, liée au pouvoir économique des financiers de l’industrie : CJ Entertainment, Lotte Entertainment, New Entertainment World et Showbox qui contrôlent, malgré la loi antitrust, la production, la distribution et les grandes salles de cinéma du pays.

Choi Min-Sik Lady Vengeance

Antoine Coppola souligne « un déplacement de la censure vers le marketing : réduire la promotion d’un film revient à le censurer ». Ces industriels peuvent même arrêter nette la carrière d’un réalisateur ou d’un acteur. On l’oublie (ou on ne le sait pas) mais l’acteur Choi Min-sik, pourtant réputé pour Old Boy, Lady Vengeance et Frères de sang, a été tricard pendant 4 ans, de 2005 à 2009, à cause d’une embrouille avec un ponte de l’industrie et de son militantisme pour défendre les films à petit budget contre les superproductions. Choi a dû se coucher et faire des concessions pour reprendre sa carrière.

C’est tout le paradoxe actuel du cinéma coréen : une industrie extrême où s’opposent les superproductions calibrées par les financiers et un cinéma indépendant à la peine, presque invisible. Bref, une situation délicate… dans un pays lui-même très technophile mais conservateur et ultra capitaliste, ce qui crée une génération d’exploités (disons, encore plus exploités que la moyenne) et de laissés pour compte sans emploi ou payés au lance-pierre par des vampires (« Le capital est semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage », Karl Marx, Le Capital, 1867). C’est ainsi que l’expression “Hell Joseon” (Corée Enfer) est aujourd’hui passée dans le langage commun. Un ras-le-bol abordé dans Burning de Lee Chang-dong, Parasite de Bong Joon-ho ou Microhabitat de Jeon Go-woon.

D’où l’un des passages les plus intéressants du dictionnaire, sur la subversion dans le cinéma coréen : « la lutte des classes est-elle soluble dans le postmodernisme ? C’est la question qui vient à l’esprit à la vue des films signés Bong Joon-ho ou Lee Chang-dong, avec ceux d’Im Sang-soo en contrepoint. Rappelons que les idées marxistes sont toujours frappées d’interdiction en Corée du Sud en vertu de sa loi de sécurité nationale ». Vaste sujet auquel les réalisateurs cités font un traitement différent, passant de l’anti-occidentalisme et au tiers-mondisme de Bong Joon-ho à l’internationalisme prolétaire d’Im Sang-soo. Antoine Coppola estime dans un autre passage que « les cinéastes sont au cœur des rivalités de pouvoir de ce monde. En cela, ils ont, pour le XXIe siècle, une conscience potentiellement semblable à celle des philosophes des Lumières en Europe au XVIIIe siècle. Ils sont les philosophes non de la galaxie Gutenberg, mais de la galaxie McLuhan ».

La consternation du public coréen

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Passons maintenant aux chroniques de films et aux biographies. Antoine Coppola a donc sélectionné 135 films, de #Alive de Cho Geun-hyun à The Whistleblower de Yim Soon-rye. Toutes les chroniques ne sont pas élogieuses. Certains films considérés comme ratés (ou en deçà des capacités du réalisateur ou de la réalisatrice) sont malgré tout étudiés pour leur montrer leurs limites. D’où des réserves sur les récents films de Kim Jee-woon (The Age of Shadows) ou Yeon Sang-ho (Dernier train pour Busan jugé, à juste titre, moins intéressant que ses œuvres d’animation The Fake ou Seoul Station).

Également très drôles, les piques lancées en continu à Hong Sang-soo, « ses longs plans-séquences et ses zooms fainéants » ou sa vision « des gens en vacances ennuyeuses ou en train de picoler et de débiter des niaiseries pseudo-psychologiques, une sorte de farniente petit-bourgeois qui se contente de lui-même ». Avant d’enfoncer le clou : « Manquer un film de Hong Sang-soo est sans conséquences, vu qu’il en réalise deux par an et qu’ils se ressemblent ». Antoine Coppola n’est pas dénué d’humour et c’est plaisant à lire. Il profite même des chroniques sur le festival de Busan pour taper sur des réalisateurs non coréens (« Mentionnons quand même le film de Frédéric-Jacques Ossang, coqueluche tardive du cinéma dit d’avant-garde mêlant sans ambages punkititude et École nationale du cinéma, 9 Doigts, » ahaha).

Kim Min-hee actresses

L’humour et la taquinerie sont également récurrents dans les biographies d’acteurs et d’actrices. Morceaux choisis : « Kim Min-hee est connue dans le milieu du cinéma pour avoir eu des liaisons avec trois acteurs, et pour avoir rompu médiatiquement avec eux. »  « Cho Jin-woong a des yeux de merlan frit et une carrure de videur de club de Gangnam. Il était donc aisé de s’afficher comme un cliché vivant. » « Le physique de Bae Doo-na (nez en tire-bouchon, grands yeux fixes, grosse tête ronde sur un corps effilé, etc.) oriente sa carrière vers la science-fiction, ou presque. » Sur Kim Jee-woon, à l’occasion du festival de Deauville : « ceux qui ont croisé le réalisateur alors âgé de 52 ans, ses yeux brillants enfoncés sous sa large capuche ou sa casquette de base-ball, savent qu’il s’apparente par bien des aspects à un sociopathe ».

Antoine Coppola trempe aussi sa plume dans du miel quand il le faut, par exemple pour Cheer Up Mr. Lee, premier long métrage de Lee Byeong-heon (qui a explosé les compteurs du box office en 2019 avec Extreme Job), Anarchist from Colony de Lee Joon-ik ou Asura: the City of Madness de Kim Sung-su, hard boil décérébré qui recèle un discours plus subtil et subversif qu’il n’y paraît –  un film verhoevenien. Sorti en 2009, on trouvera seulement une mention de Thirst (le meilleur film de Park Chan-wook) dans la chronique de Mademoiselle (son deuxième meilleur film) : « brûlot postmoderne anti-bourgeois et prochamanique qui suscita la consternation du public coréen effrayé par les distorsions touchant aux religions, avant de devenir un film culte en Occident ». Il n’est également pas de celles et ceux qui ont changé de discours esthétique et artistique sur Kim Ki-duk après ses ennuis judiciaires (accusations de viols et violences à l’encontre de plusieurs actrices).

On regrettera l’absence d’une entrée sur Park Jung-bum, réalisateur des récents Not in this World et Height of the Wave. Mais les mécontents ont tout loisir d’écrire leur propre dictionnaire.

Une parenthèse dorée ?

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Le Dictionnaire du cinéma coréen d’Antoine Coppola dresse un état des lieux de l’industrie actuelle, dans sa situation paradoxale d’offrir parmi les films actuels les plus intéressants mais en grand danger à cause de la mainmise d’un conglomérat financier qui tend à uniformiser la production, couper les ailes du cinéma indépendant, et a droit de vie ou de mort sur un film ou un réalisateur. La période 2000 – 2020 sera peut-être justement cette parenthèse plus ou moins dorée où a été trouvé un équilibre fragile entre soutien de nouveaux réalisateurs et leur étouffement par des enjeux financiers devenus colossaux.

Marc L’Helgoualc’h.

Dictionnaire du cinéma coréen d’Antoine Coppola. Paru aux éditions Nouveau Monde le 24/11/2021