NETFLIX – D.P de Han Jun-hee

Posté le 6 décembre 2021 par

Un peu passée sous les radars  lors de sa mise en ligne sur Netflix à la fin de l’été, la série coréenne D.P mérite d’être découverte. Critique implacable des dérives du service militaire national et de la culture de violence qu’il favorise, la série n’est peut-être pas la proposition la plus glamour parmi l’offre grandissante des drama « made in Netflix » mais elle est sans doute, et de loin, l’une des plus intéressantes.

« Tout homme coréen devra fidèlement effectuer son service militaire obligatoire tel que le prévoit l’article 3 du Code pénal militaire et la Constitution de la République de Corée ». Comme tous les hommes coréens de son âge, Ahn Jun-ho est donc appelé par l’armée afin d’effectuer son service militaire obligatoire. Fin observateur, il est rapidement affecté à l’unité de la police militaire chargée de retrouver et ramener les soldats déserteurs. Au fil de ses missions, et alors que le décompte des jours de service défile, il est confronté à la sinistre réalité d’un système dépassé et défaillant.

Malgré les controverses et les multiplications d’affaires de sévices ou de suicides au cours des dix dernières années, le service militaire en Corée du Sud semble rester intouchable, toute forme de remise en cause de sa légitimité étant stoppée net par le conflit entre les deux Corées. Adaptation du webtoon D.P Dog’s Day de Kim Bo-tong ( également co-scénariste) qui avait provoqué de vives réactions à l’époque de sa publication en 2016, D.P était attendu au tournant. Les premières scènes, suivies du générique très réussi en images d’archives, dissipent les craintes. En effet, la série annonce d’emblée sa volonté de jouer sur les perceptions pour mieux déconstruire les fondements de ce rite de passage incontournable (du moins, sur le principe) et, plus largement, interroger la manière dont cette expérience, exclusivement masculine, s’insinue dans tous les aspects de la société coréenne. D.P n’évite pas quelques écueils bien sûr, mais la série s’appuie sur le meilleur des codes d’écriture du drama traditionnel tout en tirant totalement parti des moyens de production, et de diffusion, à sa disposition. Il en résulte ainsi la chronique assez passionnante d’une jeunesse broyée par des standards absurdes et dépassés.

D.P commence sur les chapeaux de roues avec un épisode inaugural qui pose les bases du récit avec soin, tout en entrant directement dans le cœur de son sujet, sans retenir les coups (au propre comme au figuré). A la fois un épisode à part et une excellente introduction à la suite, cette ouverture est une plongée sombre et oppressante dans le quotidien de l’officier Ahn Jun-ho à travers lequel le spectateur est baladé entre le « dedans » et le « dehors », dans un climat de tension assez délétère qui persistera tout au long du drama. Avec un enchaînement rapide des événements ainsi qu’ un montage qui joue sur les parallèles et le décalage pour établir les rapports de force ou les rapports sociaux entre les personnages, D.P ne prend pas de détours dans son exposition de l’environnement militaire : une sorte de « micro-société » en vase clos et sous testostérones, qui cristallise toutes les frustrations et favorise alors la reproduction de comportements sociaux poussés à l’extrême (le mépris de classe,  le respect aveugle des aînés, l’injonction de virilité, la mentalité de groupe, etc.).

Dès le deuxième épisode, un changement de ton s’opère avec l’arrivée de l’excentrique Han Ho-yeol, partenaire du taciturne Ahn Jun-ho. Sans amenuir la noirceur de son propos, la série distille davantage d’humour et va vers le terrain procédural, a priori, plus balisé du « cas par semaine » dans les épisodes qui suivent. La tension monte crescendo dans le récit, jusqu’à la faire culminer dans un dernier épisode qui vire à la tragédie. En considérant les épisodes de manière séparée, on ne peut nier une petite frustration à ce procédé de narration qui fait finalement passer autant de temps dans la société civile que dans le fascinant (et horrifiant) microcosme des baraques militaires. Le drama rattrape largement cette sensation éphémère une fois le visionnage de l’ensemble terminé, chaque choix et partis-pris s’éclairant à la lumière du développement général. Si D.P navigue entre charge politique, drame social, buddy comedy et thriller d’action, elle est très loin de le faire à vue. Le drama sait exactement où il va et ce qu’il veut dire. Dans cette tâche, il est soutenu par un découpage bien plus rigoureux qu’il n’y paraît, et une construction narrative qui tient en haleine et se dévoile progressivement.

A la fois réalisateur et co-scénariste, Han Jun-hee s’épanouit pleinement dans le format sériel et semble en comprendre toutes les opportunités en termes de thématiques et de caractérisation. Si Coin Locker Girl, son premier long-métrage prometteur mais inabouti, laissait planer peu de doutes sur ses qualités de metteur en scène, D.P lui donne l’occasion de mettre son talent au service du récit et de ses personnages. Tout du long, la réalisation se renouvelle avec une grande fluidité et adapte son niveau d’énergie à la situation, permettant ainsi d’éviter de se répéter dans les intrigues plus faibles de certains épisodes, et de ménager des moments de calme qui laissent les émotions (quelles qu’elles soient) s’exprimer à l’écran. Ceci ne pourrait néanmoins  fonctionner sans le bon duo et, sur ce terrain, Han Jun-hee confirme son œil pour le casting. A la tête d’un formidable ensemble de comédiens, le choix de Jung Hae-in pour incarner le personnage principal était déjà une sacrée bonne idée, l’acteur jouant le rôle avec une force intranquille assez inquiétante qui tranche avec son physique répondant parfaitement au gold standard de la masculinité coréenne. Lui associer l’étrangeté androgyne de Koo Kyo-hwan tient du coup de maître. Les deux comédiens trouve une alchimie surprenante et complémentaire qui permet à la relation d’évoluer très naturellement au fil des épisodes, tandis que le toujours excellent Kim Sung-kyun vient se greffer périodiquement à ce duo, avec son autorité faussement blasée réservant quelques séquences savoureuses.

Dans la mise en scène comme dans l’écriture, D.P dissémine des détails et indices qui renseignent sur les personnages et nourrit les dynamiques (notamment par le biais de la langue que la traduction ne retranscrit hélas pas toujours mais qu’on peut parfois déceler malgré tout), avec économie et intelligence. A quelques exceptions près, le drama contient assez de nuances pour que l’on saisisse les contours de chacun sans s’appesantir inutilement sur des trajectoires individuelles qui auraient pu facilement se perdre en lourdeurs et en clichés (le personnage d’Ahn Jun-ho cumule à lui-seul toutes les « tares » sociales dont raffolent le cinéma et la télévision coréenne). Plus important encore, le scénario injecte une grande humanité dans le développement de ses personnages les laissant ainsi exister et évoluer (à ce titre, l’ambitieux capitaine Lim Ji-seop, interprété avec subtilité par Son Seok-gu, est le très bel exemple d’un arc narratif mesuré et étonnant). La série ne diabolise pas les bourreaux mais n’épargne pas non plus ses héros. En partie protégés par leur statut particulier, ils compatissent mais n’agissent pas contre les sévices dont ils sont témoins, bien que le thème de la culpabilité (l’un est hanté par le suicide d’un déserteur, l’autre par les avantages que lui donnent sa position sociale) et de la responsabilité soient des parties intégrantes de leurs deux personnages.  L’institution militaire, bloquée dans ses usages et dans ses rapports de pouvoir, est alors la seule réelle « antagoniste ». Face à son indifférence, la série lui oppose une « topographie du soldat » à travers les missions de nos protagonistes, interrogeant toujours davantage l’utilité réelle de cette tradition du service, héritage maudit d’une histoire inextricable.

Avec un tel sujet, on aurait pu craindre une certaine complaisance ou un excès de noirceur étouffant. D.P n’est pas forcément facile à regarder et la violence, aussi bien physique que psychologique, y est parfois insoutenable. A l’instar de son personnage principal, le drama est traversé par une rage contenue qui menace d’exploser à tout moment. Néanmoins, cette colère est contrebalancée par des touches d’humour et une réelle sensibilité qui ne font que rendre la dénonciation plus puissante car elle nous investit émotionnellement. Si dans l’univers qu’elle dépeint, les sentiments sont une preuve de faiblesse, D.P en fait une force en mettant sans cesse ses personnages face à leur propres choix, non en tant que groupe social, mais en tant qu’individu dans toute la complexité et paradoxes que ceci implique. Le drama tombe parfois un peu trop dans le sentimentalisme et n’évite pas quelques clichés (comme dans la représentation de la précarité sociale ou l’orphelin élevé par sa grand-mère malade). Par ailleurs, si elle maîtrise une escalade de tension assez glaçante dans ses deux derniers épisodes, l’accumulation de rebondissements amène à un sensationnalisme qui dénote un peu avec le reste de la série, même si l’effet est indéniablement efficace. En tissant patiemment son récit, D.P exige notre attention mais elle la gagne aussi amplement, en ne sacrifiant pas la dramaturgie au didactisme.

Sans atteindre son niveau, D.P se place dans la lignée du magnifique, et trop méconnu, The Unforgiven de Yoon Jong-bin dans sa réflexion sur la masculinité en Corée du Sud et la tragédie de l’uniformisation sociale. Si le service militaire est largement représenté dans les médias coréens, ses dérives sont rarement abordées ou bien ramenées à des affaires isolées (le drama Prison Playbook par exemple, y dédiait l’une de ses intrigues dans lequel on retrouvait le même Jung Hae-in en soldat dépassé). D.P aurait probablement été difficile à diffuser en l’état sur des chaînes nationales, mêmes câblées, contrairement aux autres dramas produits par Netflix jouant davantage sur le folklore ou le genre. A la suite de sa mise en ligne, le ministère de la Défense coréen s’est d’ailleurs empressé de faire une déclaration insistant sur le fait que la série, se déroulant en 2014, compilait les « incidents » les plus extrêmes et rappelait que des changements avaient été effectués dans l’armée depuis. Néanmoins, à en croire le déferlement de témoignages d’anciens soldats ainsi que l’édifiant documentaire Army de Kelvin Kyunghyun Park, le chemin s’annonce long et l’expérience encore douloureuse.

Claire Lalaut.

D.P (Deserter Pursuit) de Han Jun-hee. Corée du Sud. 2021. Disponible sur Netflix