VIDEO – Gozu de Miike Takashi

Posté le 14 avril 2020 par

A l’heure du confinement, on se penche sur Gozu, film absurde, incisif et planant de Miike Takashi, disponible en DVD depuis plusieurs années et qui se situe dans la continuité de ses expérimentations fabulaires cinématographiques, comme Visitor Q (2001) ou Fullmetal Yakuza (1997).

 

Gozu, sorti en salles en 2003 est le 31ème film du réalisateur prolifique japonais ainsi que son 11ème long-métrage sur la thématique des gangs yakuza, la mafia japonaise. Gozu démarre sur un principe simple, amené à se complexifier démesurément par la suite. Ozaki, un yakuza quadragénaire, devenu progressivement paranoïaque et impulsif semble être arrivé à un point de non-retour dans sa folie. Son boss charge alors le second d’Ozaki, Minami, de l’emmener à Nagoya pour l’assassiner et se débarrasser du corps. Minami se sépare quelques secondes d’Ozaki qui en profite pour prendre la fuite, le contraignant à le traquer dans Nagoya, dans un jeu de pistes à la taille de la ville. L’histoire pourrait ainsi se suffire à elle-même mais nous pouvons compter sur Miike Takashi et sa force symbolique évocatrice pour créer une épopée onirique touchant presque, par moments, à la relecture biblique.

Nagoya, fin du voyage pour Ozaki et Minami, trouble les règles du jeu en inversant les rôles qui nous sont introduits au début du film. Sur le chemin pour Nagoya, Ozaki explique à Minami qu’il compte lui même assassiner leur boss. Pour Ozaki, leur chef est arrivé à la fin de son existence et ne vit plus que pour satisfaire une névrose sexuelle qui le rend vulnérable et met l’existence de leur groupe en danger. Ce sursaut de lucidité d’un personnage présenté auparavant comme étant fou à lier trouve des accents prophétiques au fur et à mesure que nous progressons dans le film. Dans Nagoya, Minami se heurte à divers personnages hauts en couleur qui pourraient à première vue paraître farfelus dans le simple but de perturber le spectateur. Or, lorsque l’on approfondit chacune de ces personnalités étranges, le même leitmotiv revient en boucle. Nous avons affaire à des personnages qui vivent et demeurent bloqués dans un espace mental voué à se répéter à l’infini, rendant impossible toute forme de communication extérieure satisfaisante. Un client régulier du restaurant parle ainsi inlassablement chaque jour de la météo de la veille, un homme que rencontre Minami et qui devient rapidement son seul allié dans la ville vit dans la peur de ses anciens harceleurs du lycée, la tenancière de l’auberge vieillissante continue de proposer à des clients de plus en plus réfractaires son lait maternel qui fait son unique fierté… Nagoya devient alors une véritable représentation des inquiétudes d’Ozaki sur son boss et sur le milieu yakuza en prise à des névroses répétitives.

L’intrigue touche à son paroxysme dans la seconde partie du film où Minami finit enfin par retrouver Ozaki et se rend compte que celui-ci est déjà mort et réincarné dans la peau d’une belle jeune femme. Ce revirement de situation achève également de donner raison à toutes les angoisses que celui-ci exprimait au début du film. Le boss qui avait commandité le meurtre d’Ozaki, en rencontrant Ozaki à présent femme, abandonne toute trace de méfiance à son égard et cherche aussitôt à la séduire pour l’amener dans son lit. Le manque de discernement du chef yakuza qui refuse de croire à la version des faits de Minami le mène à sa perte. Son prétendu pragmatisme le rend inadapté à l’univers absurde dans lequel il évolue : un monde réellement fantastique où le rêve a un impact sur la réalité (Minami reçoit ainsi un paquet d’un curieux homme à tête de bœuf dans un songe et se réveille pour découvrir que le présent est bel et bien tangible à côté de son futon) et où les règles matérielles sont constamment remises en jeu. Ceux qui refusent de se confronter au nouveau monde alentour et de laisser de côté leurs présupposés et leurs convictions sont condamnés, les autres doivent se résoudre à une plongée dans l’inconnu. C’est le cas de Minami qui, décidant ultimement d’accepter pleinement la nouvelle peau de son collègue Ozaki finit par s’offrir à « elle » pour entamer ainsi la dernière phase de complétion du statut prophétique d’Ozaki. La femme accouche d’un homme adulte à la suite de ses ébats avec Minami et cet homme se trouve être Ozaki, qui peut enfin revenir dans le monde.

On ne pourrait voir dans Gozu qu’une simple histoire absurde poussée à l’extrême mais dans le cadre de la filmographie de Miike et des problématiques abordées par celui-ci, on retrouve en réalité un condensé de ce qui fait la patte symbolique du réalisateur. Le créateur de Visitor Q, Birds People in China et de la trilogie des Dead or Alive présente dans ses films une vision postmoderne de la société japonaise dans laquelle il évolue. Le choix de représenter un groupe yakuza au début des années 2000 est tout sauf anodin puisqu’il s’agit d’une catégorie sociale en plein déclin à l’aube du nouveau millénaire (un thème déjà évoqué par le Sonatine de Kitano dans les années 90). Le scénario de Gozu dépasse le groupe de personnes représentées pour soulever des questionnements sur une fracture sociétale dans un Japon contemporain en plein bouleversement. A ce titre, on retrouve également des leitmotivs de Miike sur la confusion de l’identité notamment au niveau du genre, au travers d’Ozaki qui devient femme l’espace d’une semaine, ainsi qu’au travers de l’attirance homoérotique de Minami pour son collègue présente depuis le début du film. Les personnages principaux des films de Miike sont bien souvent présentés dans une construction identitaire en entre-deux qui se façonne en opposition au passé, qu’il s’agisse de confusion de genre ou de nationalité. Le film déconstruit ainsi la figure du yakuza d’antan viriliste et dominante en faisant de Minami un homme banal en prise à des questionnements intimes, embrigadé malgré lui dans une situation qui le dépasse, davantage qu’un gangster qui impose son pouvoir aux autres. Il devient même alors le reflet du spectateur qui assiste, comme lui, à des scènes perturbantes auxquelles il ne peut prendre qu’un rôle passif. Le travail du réalisateur accompagne ce jeu de miroir entre Minami et le public en créant un univers sonore et visuel très onirique, ce qui plonge le spectateur au cœur même de la confusion de Minami. Ainsi les scènes sont parfois accompagnées par une bande son expérimentale composée de bruits blancs ou de bruits du quotidien sortis de leur contexte comme des pleurs de nourrissons qui viennent envelopper des actions à priori banales, créant aussitôt un malaise tangible. Le montage dans Gozu accentue également cette impression de trouble, faisant fi de la continuité des actions en passant d’une scène à l’autre de façon parfois abrupte et elliptique à la manière d’un rêve fiévreux. Le résultat produit donne ainsi un film intriguant et impactant, incontournable pour tous les amateurs de cinéma japonais contemporain.

Elie Gardel.

Gozu de Miike Takashi. 2003. Japon. 

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