Quand le critique cinéma et réalisateur sud-coréen Jung Sung-il rencontre le documentariste chinois Wang Bing, cela donne Night and Fog in Zona : plus qu’une fenêtre ouverte sur le processus de création de Wang Bing, il s’agit d’une réflexion plus large sur le cinéma, la création artistique et la société humaine. Où l’infiniment petit et l’infiniment grand s’entremêlent.
De décembre 2012 à février 2013, le réalisateur et critique cinéma Jung Sung-il part en Chine à la rencontre de Wang Bing. Direction la province du Yunnan. Si la seconde partie du documentaire est consacrée au tournage dans un hôpital psychiatrique de ce qui deviendra le film À la folie, la première partie suit Wang Bing en repérages sur la construction d’un barrage hydro-électrique et, surtout, à la recherche de la famille des trois sœurs de son film précédent, Les Trois sœurs du Yunnan, alors diffusé dans les festivals internationaux, pour une éventuelle suite qui donnerait la parole au père des jeunes filles et à la famille de la mère. Un jeu de pistes déroutant dans des recoins perdus du Yunnan, en haute altitude, où la misère des villageois n’a rien d’obscène. Et toujours, Wang Bing, caméra à la main, véritable artisan du cinéma.
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Jung Sung-il, portrait d’un Sud-coréen en jeune cinéphile
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Avant d’écrire plus en détails sur Night and Fog in Zona, il est fondamental de présenter Jung Sung-il qui, malgré une filmographie restreinte, est une figure essentielle du cinéma sud-coréen depuis les années 80, partie prenante de la Nouvelle Vague et propagateur d’une certaine cinéphilie marquante pour une génération née dans les années 70. Pour comprendre l’importance de Jung Sung-il, il faut remonter à la fin des années 70, époque du régime dictatorial de Park Chung-hee où l’industrie cinématographique est très contrôlée et la distribution des films étrangers limitée. Difficile alors pour le public, et surtout pour les étudiants en cinéma, de suivre les productions européennes, hongkongaises ou américaines. Les ciné-clubs des centres culturels vont jouer un rôle primordial, comme on peut le lire dans la thèse de Sora Hong, « La génération des centres culturels (Munhwawon sedae) et la nouvelle vague du cinéma sud-coréen des années 1980-1990 ». Deux centres culturels sont mis en avant : le Centre culturel français et l’Institut Goethe qui font éclore un réseau social de cinéphiles sud-coréens entre 1977 et 1984.
Ces deux centres culturels organisent des projections-débats autour de films européens : Jean Renoir, Marcel Carné, Jean Cocteau, Jean-Luc Godard ou Claude Chabrol pour le Centre culturel français ; Fritz Lang, Rainer Fassbinder ou Wim Wenders pour l’Institut Goethe. Des futurs réalisateurs, producteurs, critiques et professeurs de cinéma s’y côtoient, théorisent et créent des revues. Parmi eux, Jung Sung-il qui écrira en 1987 une monographie sur Im Kwon-taek (quelques années avant sa reconnaissance internationale), deviendra rédacteur en chef de deux revues : Roadshow (1989-1992) et Kino (à partir de 1995), et chroniqueur radio. Animé par l’esprit des Cahiers du cinéma et de la revue japonaise Kinema Junpo, il intellectualise et théorise les productions cinématographiques, avec l’apport d’analyses esthétiques, sociologiques et politiques. Il sera un passeur acharné du cinéma d’auteur étranger mais aussi du nouveau cinéma sud-coréen. On entend un extrait de ses chroniques radio dans Lucky Chan-sil (2020), premier long métrage de Kim Cho-hee, productrice pour Hong Sang-soo de 2009 à 2015, soit les atermoiements amoureux et professionnels d’une productrice proche de la quarantaine, éduquée aux chroniques radio de Jung Sung-il.
Dans une de ses émissions radiophoniques, il revient sur la cinéphilie avec une citation attribuée à François Truffaut : « Selon Truffaut, il y a trois stades de la cinéphilie. Le premier, c’est de voir un film deux fois. Le deuxième est d’écrire des critiques de cinéma. Le troisième est de réaliser son film ». Jung Sung-il réalisera ces trois stades en passant derrière la caméra en 2009 avec le superbe Cafe Noir, fiction de trois heures inspirée par Les Souffrances du Jeune Werther de Goethe et Les Nuits blanches de Dostoïevski. Il continuera avec trois documentaires : Night and Fog in Zona (2015) consacré à Wang Bing, Cloud, Encore (2017) et Gravity of the Tea (2018), consacrés à Im Kwon-taek.
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Wang Bing, portrait d’un Chinois en jeune tarkovskien
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Si Night and Fog in Zona s’attache à suivre le travail de Wang Bing, sans voix off ni commentaire (à l’exception de panneaux purement indicatifs sur le jour et le contexte des différents tournages), le documentaire commence par un bref entretien dont les propos vont paver le voyage que l’on s’apprête à faire, tout comme Virgile conditionne le voyage de Dante aux Enfers.
Les propos de Wang Bing sont une lanterne qui éclaire son art et ses préoccupations. Sa définition d’un film : « Un film est un agencement des particules du temps. Le facteur le plus important dans un film est le temps. Un bon film révèle les traces d’un passé que l’on a vécu ». Sa conception du cinéma chinois : « J’ai vu beaucoup de films quand j’étais à l’Académie de cinéma de Pékin. La Chine a son héritage historique propre. Une histoire bien différente de celle de la Corée et du Japon. Dans les années 90, la société chinoise a commencé à évoluer rapidement. On s’est alors mis à réfléchir à notre histoire et à notre identité. Dans de telles circonstances, les films d’Andreï Tarkovski ont été importants. Pour la simple raison qu’on partage un héritage historique commun : le communisme. Le communisme est une culture. Ce n’est pas seulement politique. Certains historiens voient le communisme comme un des éléments déclencheurs du développement de la civilisation moderne. On vit dans un pays constitué sur les bases du communisme. On partage cet héritage commun avec Tarkovski ».
Enfin, sur la notion de vérité, primordiale dans la forme documentaire : « La vérité en elle-même est un concept vague. La vérité en art n’est pas la vérité absolue. Ce qui est le plus important en art, c’est la vérité des émotions… Pourquoi je devrais douter de l’histoire que me raconte une vieille femme pendant trois heures ? Pour quelles raisons devrais-je ne pas la croire ? ».
Cette notion de vérité sera cruciale pendant la première partie de Night and Fog in Zona au cours de laquelle Wang Bing interroge les différents membres de la famille des trois jeunes filles du Yunnan de son précédent film. Il confronte les différents témoignages mais comprend vite qu’au moins une personne lui ment. À moins que tout le monde lui mente et raconte l’histoire qui les arrange pour se dédouaner de leurs actes et d’une situation humaine tragique mais banale : un couple qui se déchire, des enfants abandonnés, tout cela dans une société chinoise de contrôle des naissances. Caméra au poing, Wang Bing apparaît plus comme un détective qu’un documentariste. Il mène son enquête, confronte les points de vue. Arrête abruptement de filmer quand il comprend qu’on lui ment. L’enquêteur Wang Bing est dans l’impasse. Fin de la première partie et début du tournage dans l’hôpital psychiatrique pour ce qui deviendra le film À la folie. Ici, pas d’interrogatoire. Wang Bing se contente de filmer au plus près des malades, sans leur parler, sans même les regarder – sauf à travers sa caméra. Une attitude intenable entre présence et effacement. Les malades ne « jouent-ils » pas un rôle devant la caméra ? Comment peuvent-ils rester naturels ? Quel est le but de Wang Bing ?
Et Tarkovski dans tout ça ? Quel rapport ? Jung Sung-il a conditionné l’ensemble du documentaire pour qu’il soit vu et compris sous le prisme de la figure tutélaire de Tarkovski et ce, dès le titre : Night and Fog in Zona convoque bien sûr le documentaire d’Alain Resnais mais aussi Stalker, l’adaptation du roman de science-fiction des frères Arkady et Boris Strugatsky, Pique-nique au bord du chemin, et ses fameuses « zones », lieux de phénomènes étranges et inexplicables liés à une vie extraterreste. Dans Stalker, Tarkovski est resté suffisamment vague pour que la « zone » et son centre névralgique, « la chambre », soient interprétables de multiples manières. La plus terre à terre : la « zone » est le cinéma et la « chambre », une chambre de développement des films, avec l’eau stagnante comme « liquide révélateur ». Et le stalker, personnage principal du film, fait de cette « chambre » sa raison de vivre sans jamais y pénétrer. Wang Bing est un avatar du stalker, avec sa foi dans le cinéma, indissociable de sa foi en l’humanité (il faut être « bon » et « juste » pour pénétrer dans la chambre). On pourrait théoriser à l’infini sur ce sujet qui touche à l’essence du cinéma mais aussi à des questions existentielles sur l’humanité et son organisation en « société ». Une organisation qui confine à l’absurde. Il est d’ailleurs brièvement question des pièces de théâtre de Samuel Beckett dans Night and Fog in Zona et Jung Sung-il enfonce le Clou (jeu de mots non intentionnel) dans le générique final en faisant du documentaire une adaptation du Château de Franz Kafka. De quoi devenir Marteau (jeu de mots intentionnel).
Dans sa narration, Jung Sung-il reprend donc le procédé de son long métrage de fiction Cafe Noir, à savoir l’adaptation de deux œuvres littéraires : Les Souffrances du Jeune Werther de Goethe et Les Nuits Blanches de Dostoïevski dans Cafe Noir ; Le Château de Kafka (pour la première partie et l’enquête auprès des villageois) et Pique-nique au bord du chemin des frères Strugatsky (pour la seconde partie dans l’hôpital psychiatrique) dans Night and Fog in Zona.
Jung Sung-il enrobe Night and Fog in Zona dans deux séquences fictionnelles dans lesquelles on devine qu’une extraterrestre (ou une jeune femme coréenne) revient de la Zone, c’est-à-dire du film documentaire que l’on vient de voir. Un discours méta où tout est figure fractale, tout est microcosme d’un cosmos plus grand. L’hôpital psychiatrique comme microcosme de la société humaine. La société humaine microcosme d’une forme de vie interplanétaire. Le réel est la science-fiction absolue.
Marc L’Helgoualc’h
Night and Fog in Zona de Jung Sung-il. Corée. 2015