NETFLIX – Bombay Rose de Gitanjali Rao : satire des rêves bollywoodiens

Posté le 10 mai 2021 par

À Bombay, les histoires se suivent et se ressemblent. Amours interdites, pauvreté, deuils et amitiés ponctuent la vie des habitants de cette fourmilière haute en couleur. À la fois hommage et satire du monde fantasmé de Bollywood, Bombay Rose, premier long-métrage d’animation de Gitanjali Rao, explore à travers plusieurs destins croisés cette ville indienne de tous les rêves. Il est disponible sur Netflix.

Il aura fallu près de six ans pour que la réalisatrice puisse présenter son film à la Mostra de Venise, en 2019. Malgré un premier court-métrage, Printed Rainbow, auréolé de succès dans plusieurs festivals internationaux en 2006, Gitanjali Rao a en effet mis quatre ans à trouver le financement nécessaire pour la production de Bombay Rose. Un parcours du combattant dont le résultat est un ravissant bijou poétique et technique.

Le personnage principal, Kamala, vit avec sa petite sœur et son grand-père, qui l’a sauvée d’un mariage arrangé quand elle était enfant. Vendeuse de guirlandes de jasmin le jour, et danseuse dans un bar douteux la nuit, elle rêve d’un avenir radieux pour sa cadette. Pour oublier son quotidien, la jeune femme hindoue s’imagine vivre entourée de palais et de nature chatoyante aux côtés d’un beau prince moghol. En face du stand de Kamala s’installe un jeune homme musulman nommé Salim. Orphelin après avoir perdu ses parents dans le conflit qui déchire le Cachemire, au nord du pays, il tombe amoureux de la jeune femme alors qu’il vend aux passants des bouquets volés dans des cimetières.

Une histoire d’amour inter-religieux interdit classique dans la littérature et dans les films indiens. Mais dans le pays, l’amour et les héros ne triomphent souvent qu’au cinéma. Les histoires qui sont acceptées sur grand écran le sont rarement dans la vraie vie, ce qu’oublient parfois les personnages. Lors de la première scène du film, Salim, obsédé par Bollywood, regarde ainsi son acteur favori sauver une femme des griffes de truands. Torse nu, lunettes noires au nez et sourire Colgate, l’homme incarne l’idéal masculin d’une nation.

Cruelle ironie du sort, le jeune homme perdra la vie renversé par le comédien en tentant de sauver Kamala. Un clin d’œil cynique au véritable acteur de Bollywood Salman Khan, connu pour ses films bourrés à la testostérone et qui a lui-même tué un homme alors qu’il conduisait ivre en 2002.

En interrogeant dans son long-métrage la fascination que suscite l’industrie populaire hindi sur les masses, Gitanjali Rao met en exergue les contradictions d’une société déchirée par le poids de la religion et du patriarcat. Mais Bombay Rose est aussi un hommage aux grands films de Bollywood et aux femmes qui les ont faits. La réalisatrice joue avec les codes du cinéma hindi et redonne à ses héroïnes une place de premier plan. D’abord accablées par la fatalité, trois générations de femmes s’émancipent ainsi peu à peu des hommes qui les entourent et écrivent leur propre histoire.

Ce regard, à la fois tendre et cruel sur les fantasmes suscités par Bollywood, permet aussi à Gitanjali Rao de faire le portrait d’une ville hantée par le cinéma. À chaque coin de rue passent de vieilles actrices oubliées et des couples s’échangeant des baisers sous la pluie. Des affiches colorées sont placardées sur des habitations décrépies, dans lesquelles des musiques de films résonnent à toute heure du jour et de la nuit. Malgré un quotidien morose, rien ne semble finalement pouvoir empêcher les Indiens de rêver.

Bombay Rose est un film prometteur et unique en son genre, qui révolutionne le monde indien de l’animation. En effet, depuis le succès du dessin animé Hanuman, réalisé par V.G. Samant et Milind Ukeyen en 2005, qui a engendré un certain intérêt de la part des studios dans le pays, le genre reste aujourd’hui cantonné aux histoires religieuses et mythologiques pour enfants. Pourtant reconnus pour leur travail, les animateurs indiens peinent à trouver des financements et doivent donc souvent se résigner à collaborer avec des studios américains et japonais, dont ils adoptent les méthodes.

Avec Bombay Rose, la réalisatrice Gitanjali Rao impose au contraire son style singulier. L’animation, effectuée image par image en 2D, avec ses propres peintures, fait sens du chaos organisé de la ville et du va-et-vient incessant de ses habitants, grâce à un trait presque crayeux mais toujours vif. Styles de dessins et aplats de couleurs changent par ailleurs au gré des différents personnages et s’adaptent à leur monde intérieur. Les rêves de Kamala s’inspirent par exemple de l’esthétique des miniatures persanes, peuplées de courtisans, d’aristocrates et d’animaux sauvages, et caractérisées par des pigments dorés et vermillons.

Ce choix artistique permet à la réalisatrice d’explorer librement différents procédés stylistiques tout au long du film. Le personnage secondaire de Shirley D’Souza en est l’illustration la plus réussie. L’adoption d’une palette monochromatique charbonneuse, lors du passage dans la ville de cette vieille actrice, rend hommage aux films en noir et blanc de l’âge d’or bollywoodien. Progressivement, Bombay perd ses couleurs et se remplit de vieux tramways, de calèches et d’habitations coloniales. En effet, quand Shirley D’Souza se regarde dans le miroir, elle ne voit que la jeune fille qu’elle était autrefois sur grand écran, loin de la vie contemporaine. L’accès à sa façon particulière de voir le monde n’est alors permis que par l’usage de nuances sombres, qui marquent l’entrée dans sa réalité nostalgique.

Ces expérimentations, inédites dans l’animation indienne, marquent un renouveau inespéré du genre dans le pays. Déjà encensé dans les festivals internationaux, on ne peut que souhaiter que la diffusion du long-métrage sur Netflix ouvre à présent la voie à d’autres réalisateurs et réalisatrices tout aussi ambitieux et innovateurs que Gitanjali Rao dans leurs narrations et leurs pratiques.

Audrey Dugast

Bombay Rose de Gitanjali Rao. Inde. 2019. Disponible sur Netflix 

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