Cette année encore, le festival Cinéma du réel se déroulera en ligne. Pour autant, la 43ème édition n’en est pas moins riche de découvertes. Parmi elles, cet Odokiro d’Okutani Yoichiro qui suit une troupe de théâtre du strip-tease japonais et nous plonge dans les derniers vestiges d’un monde en train de disparaître.
Depuis Children of Soleil, son premier documentaire, Okutani Yoichiro s’attache à filmer des personnalités et des environnements en marge de la société japonaise, à travers des traditions en perdition ou des choix de vies iconoclastes. Il poursuit son exploration avec ces odoriko, danseuses d’un art en perdition, voyageant de théâtre en théâtre pour des représentations de plus en plus désertées par le public.
Il s’agit d’un projet de longue haleine pour le réalisateur, qui a dû gagner la confiance de la troupe de femmes et observer leur quotidien avant de commencer à tourner. C’est d’ailleurs bien ce sentiment d’intimité qui frappe dès les premières images d’Odoriko, une absence de représentation chez les sujets et de sensationnalisme chez le cinéaste. Tel un accessoire de plus posé dans la loge, la caméra capture ces femmes, ces artistes, alors qu’elles se préparent, discutent, mangent ou partagent leurs impressions. Davantage Tournée que Showgirls, Odoriko donne à voir des rapports féminins fondés sur la solidarité, l’entraide, le respect et la transmission qui compensent largement la déchéance ambiante des clubs lugubres et des loges vétustes.
En se fondant ainsi dans le décor, Okutani Yoichiro évite l’écueil du voyeurisme auquel aurait pu prêter un tel sujet. La nudité décomplexée est partie intégrante de l’univers dans lequel le spectateur est plongé, elle y est banalisée et complètement désérotisée comme pour marquer la frontière entre la performance et son interprète une fois sortie de scène. En effet, le documentaire s’intéresse moins au métier en lui-même qu’à celles qui l’exercent. Passionnées, professionnelles, drôles et profondément touchantes, ces odoriko inspirent d’emblée une immense empathie, et même une admiration sans cesse reflétée dans le regard du cinéaste. Jamais invasive, la caméra se fait témoin de petits instants qui viennent se superposer aux quelques témoignages recueillis devant les miroirs. Certains en disent davantage que bien des mots, telle que cette séquence observant de loin la légende odoriko Hikaru Wakao. Attentive et nostalgique, elle assiste derrière le rideau à la performance de sa relève, avant de ranger son costume de scène avec un soin qui semble contenir toute la mémoire d’un univers voué à disparaître.
Le documentaire reste volontairement à distance de l’industrie dans lequel les odoriko évoluent. Si des bribes de conversations, des instructions énoncées dans le haut-parleur ou encore une séance de polaroids hors-champ, disséminés çà et là, nous informent sur les aspects les plus sordides de l’entreprise, le film se garde de tout jugement de valeur. Comme pour ne pas laisser le spectateur stigmatiser l’activité ou ses participants, ce qu’il se passe dans le club aux heures d’ouverture reste en dehors du cadre, tout comme son public de retraités sporadiques et d’habitués nostalgiques. Lorsque le club fait irruption dans les loges, c’est au gré d’attentions incongrues mais chaleureuses de fans qui envoient des plats et des boissons à leur danseuse favorite, du souci d’un gérant de théâtre à protéger la vie privée d’un visiteur en ne répondant pas au téléphone ou encore de la joie d’une danseuse qui annonce qu’un mécène amateur de ses polaroids est enfin resté éveillé durant son numéro en scène. Le cinéaste emboîte le pas de ses sujets en préférant s’arrêter sur la dimension humaine de ce théâtre du strip-tease, dans les rapports attentionnés, singulièrement chaleureux, qu’entretiennent les théâtres, les artistes et leur public.
Il résulte de ce parti-pris, tout à fait fort par ailleurs, que l’on s’attarde moins sur les questionnements légitimes et passionnants des odoriko les plus désabusées. La difficulté de la transmission du métier, le stigmate réel de la profession, la santé nécessaire pour tenir un tel rythme, la dépendance aux mécènes des théâtres… Toutes ces problématiques sont effleurées et parfois incarnées à l’image, mais elles tendent à se perdre dans les allers-retours des représentations et la recherche constante de positivité dans le traitement. Si l’on peut regretter ce manque de développement, on ne peut, néanmoins, que se laisser émouvoir par la poignante vitalité qui se dégage des femmes du film, et ce malgré une indifférence, voire un mépris de plus en plus grand face à la tradition qu’elles préservent.
Avec Odoriko, Okutani Yoichiro signe un film étonnamment lumineux, qui réfléchit au corps en tant qu’instrument de l’art plutôt que vecteur sexuel. Les prestations montrées dans le film sont rares mais elles témoignent particulièrement de cette volonté de recentrer la discussion sur la passion des artistes, l’artisanat des numéros, la recherche de la beauté. S’il y a une indéniable face sombre à cet univers, le cinéaste préfère y célébrer ses actrices qui, pleinement dédiées à leur prestation, s’appliquent à donner du plaisir mais à s’en donner également (comme le montre une très belle séquence dans laquelle une odoriko exécute une dernière fois son numéro sur la plateforme vide, en guise d’adieu au métier). Sur scène, ces odoriko sont captivantes, leurs corps comme sublimés, devant un public se laissant aller, tantôt à un quasi-recueillement, tantôt à des encouragements bienveillants. La vision est peut-être, sans doute, idéalisée mais elle demeure une réponse assez puissante à une industrie du sexe qui se fait un commerce de dégrader et déshumaniser le corps de la femme. Conscientes du « compte à rebours » en marche sur leur activité, les odoriko du film transforment la triste chair en un instrument de beauté et de réconfort. Le temps d’un numéro préparé avec sérieux et dévouement, elles apparaissent comme le dernier lien attachant de l’importance au sentiment et à l’humanité dans la tradition du strip-tease, avant que la consommation n’avale tout.
Claire Lalaut
Odoriko, d’Okutani Yoichiro. Japon, Etats-Unis, France. 2020. Programmé au festival Cinéma du Réel 2021