EN SALLES – La Troisième femme d’Ash Mayfair (en salles le 19/08/2020)

Posté le 21 août 2020 par

Après un passage dans plusieurs festivals, La Troisième femme, de la réalisatrice Ash Mayfair vient de sortir en salles, un peu en catimini. On prend donc la peine de vous parler de ce film d’époque subtil et maîtrisé qui traite de l’adolescence sur fond de mariage arrangé, mais qui est aussi un vrai, beau film de femmes, sur les femmes.

Dans le Vietnam rural du XIXème siècle, May, 14 ans, devient la troisième épouse du riche propriétaire Hung. Elle comprend rapidement qu’elle ne peut obtenir un statut qu’en s’imposant comme une femme capable de donner naissance à un fils. L’espoir de May de changer de statut devient réel lorsqu’elle tombe enceinte…

La Troisième femme témoigne d’une grande délicatesse, que l’on doit autant à l’approche de la réalisatrice Ash Mayfair qu’à la jeune actrice Nguyen Phuong Tra My qui livre ici une interprétation impeccable. Ce portrait d’une jeune fille à l’aube de sa vie de femme fonctionne ainsi tout à la fois comme un film d’époque ouvrant la porte sur des pratiques révolues et comme un récit universel sur le passage à l’âge adulte et la naissance du désir.

Impossible, avec une telle thématique, de ne pas penser à Épouses et concubines de Zhang Yimou. L’amorce est, après tout, la même : on y suit la nouvelle épouse d’un riche notable alors qu’elle pénètre le monde clos de son nouveau foyer dans lequel elle devra apprendre à cohabiter avec celles arrivées avant elle. Le traitement, pourtant, est bien différent, car là où le film chinois mettait en exergue la rivalité entre les femmes, le vietnamien développe à l’inverse leur complicité. Bien sûr, il existe une forme de concurrence pour les faveurs du mari et la mise au monde d’un héritier mâle, et on retrouve la même vexation, pour la première compagne, de se sentir délaissée au profit de la jeunesse. Néanmoins, là où l’héroïne de Yimou apparaît isolée dans un environnement qui rechigne à l’intégrer, celle de Mayfair rejoint une communauté soudée, dont le caractère organique rappelle bien plus A la verticale de l’été de Tran Anh Hung – celui-ci étant d’ailleurs le mentor de la réalisatrice.

L’âge du personnage, également, n’est pas pour rien dans la différence d’approche : la protagoniste d’Epouses et concubines a 19 ans, et Gong Li déjà 25 quand elle l’incarne, tandis que les 14 ans de May que joue une Nguyen Phuong Tra My de 13 ans l’exposent à de toutes autres problématiques. Les changements du corps et l’apparition du désir sont ainsi des composantes fondamentales de ce début d’adolescence, d’autant que celle-ci se déroule dans un cadre contraint, dans lequel la sexualité peut difficilement s’émanciper. Pourtant, cette exploration de la sensualité apparaît comme une force irréductible, toujours en quête d’un moyen d’expression. Ainsi, là où on serait spontanément tenté de penser, à la lecture du synopsis, que le conflit principal de la protagoniste résiderait dans sa relation avec ce mari qu’elle n’a pas choisi, ce dernier devient bien vite secondaire dans un récit qui est bien plus celui de la découverte d’un monde intérieur.

Le tour de force du film est d’ailleurs de donner la sensation de nous immiscer dans l’esprit même de la jeune fille, et de découvrir cette vie qui devient la sienne à travers ses yeux empreints d’innocence – mais non de naïveté. Pour cela, l’économie de dialogues fait des miracles, laissant la part belle aux gestes, regards et silences qui renforcent le sentiment d’intimité entre – et avec – les personnages. Cette simplicité des échanges, au-delà de la pudeur qu’elle évoque, permet en effet de faire sentir à quel point les personnages féminins sont reliés par une expérience commune, que chacune a vécu l’une après l’autre, donnant son plein sens à la dimension initiatique. Ainsi, les épreuves que May rencontre, les autres épouses les ont traversées avant elle, et peuvent puiser pour la guider dans la sagesse qu’elles en ont tiré. Chacune préfigure le destin de ses cadettes, si bien que les limites entre rivalité, sororité et maternité s’en trouvent floutées.

C’est que, s’il reste toujours proche du regard de son héroïne, La Troisième femme ne manque pas, par le biais des personnages secondaires, d’ouvrir sur d’autres trajectoires, tissant un camaïeu de tragédies personnelles plus ou moins elliptiques qui amènent toutes à une réflexion sur la condition féminine. Au sein du foyer, chacune a connu ses sacrifices, ses blessures, cependant leurs histoires se confondent quelquefois dans un montage qui entretient délibérément la confusion. Après tout, leur identité importe peu au sein de cet entre-soi qui voudrait ne plus les définir que par le biais des hommes : celui qu’elles épousent ou ne peuvent épouser, celui qu’elles servent, celui qu’elles ont ou pourraient enfanter. Leur individualité, elles doivent la réclamer dans les recoins de leur existence, par les petites entorses qu’elles font en secret en ce système patriarcal, et qui témoignent de l’impossibilité de celui-ci d’étouffer leurs rêves et leurs désirs.

Toutefois, à l’inverse des revendications exaltées et bruyantes des hommes, la défiance des femmes reste silencieuse, intérieure. C’est que leur voix est, de toute manière, doublement tue : même si elles osaient la faire entendre, l’extériorité qu’elle gagnerait ainsi serait toute relative. En effet, le foyer que rejoint May pour y mener sa vie adulte la coupe déjà du reste du monde, car s’il lui sera donné d’évoluer dans de vastes espaces, ses contacts s’y limiteront dès lors aux membres de la maisonnée. Faute de liens familiaux ou amicaux préservés, elle arrive ainsi vierge de tout passé : là aussi, on cherche à dérober son identité. Cette page blanche ne lui est donnée que pour y inscrire, en gros caractères, les règles de la micro-société dans laquelle elle évolue désormais, mais, aussi étroites soient les marges, elle trouvera toujours le moyen d’y griffonner son nom de sa propre main… quitte à déborder.

Face à la justesse et à la sensibilité de ce portrait de jeune fille, la sensation de toucher à l’intime a de quoi interpeller, déstabiliser même. Sans doute est-ce parce que La Troisième femme fait la démarche de puiser dans l’expérience subjective de la féminité, puisque si c’est une femme, Ash Mayfair, qui l’a écrit et réalisé, ce sont aussi d’autres femmes qui l’ont produit (Thi Bich Ngoc Tran), filmé (Chananun Chotrungroj) et monté (Julie Béziau). D’une certaine manière, peut-être, les coulisses rejoignent-elles ainsi le processus initiatique que l’on voit à l’œuvre dans le film, lui apportant sa saveur unique : même si le parcours de May est fictionnel et spécifique, le cœur de son histoire est bien universel, éclairé par les chandelles de toutes ses aînées.

Lila Gleizes

La Troisième femme d’Ash Mayfair. Vietnam. 2018. En salles le 19/08/2020