Hou Hsiao-hsien est un cinéaste acharné, qui peaufine ses œuvres plutôt qu’opter pour la précipitation ou le compromis. Bien qu’ayant un projet en cours, The Assassin, sorti il y a cinq ans, est son dernier travail en date, et sans doute pour quelque temps. Carlotta Films nous permet de patienter avec la sortie en salles de la version restaurée 4k de son film de 1998, Les Fleurs de Shanghai.
À fin du XIXe siècle, dans la concession britannique de Shanghai. plusieurs « maisons des fleurs », réservées à l’élite masculine, forment un monde clos où l’on vient autant pour dîner, fumer de l’opium, jouer au mah-jong et se distraire que pour rencontrer des courtisanes. Les femmes qui y travaillent sont appelées « les fleurs de Shanghai ». Wang, un haut fonctionnaire, est le client officiel de la sublime et dépensière Rubis. Dans une autre maison, il fréquente aussi Jasmin…
En 1998, Hou Hsiao-hsien sort de sa trilogie de Taïwan, commencée en 1989 avec La Cité des Douleurs, continuée en 1992 avec Le Maître de Marionnettes (salué par Kurosawa Akira) et terminée en 1995 avec Good Men, Good Women. Ces trois œuvres de haute volée font évoluer le style de Hou Hsiao-hsien, après le réalisme nouveau et sidérant des années 1980 qui a fait la renommée de la nouvelle vague taïwanaise, pour une profondeur narrative et thématique digne des maîtres les plus mûrs du cinéma. Les Fleurs de Shanghai signe la deuxième collaboration entre Hou Hsiao-hsien et Tony Leung Chiu-wai, après sa prestation de photographe muet pris dans les affres de l’Histoire taïwanaise et de la terreur blanche, une composition remarquable pour La Cité des douleurs. Mais à l’inverse de ses précédents films, Les Fleurs de Shanghai s’en va de Taïwan pour parler de la Chine. On pense à Épouses et concubines de Zhang Yimou, sorti en 1991, que Hou a produit en Chine continentale, et qui parle lui aussi de femmes dépendantes de leurs relations aux hommes pour ne pas sombrer dans la misère.
Les Fleurs de Shanghai est composé d’une succession de plans-séquences de taille moyenne prenant place dans les maisons des fleurs. On n’y croise que peu de typologies de protagonistes : les clients, les courtisanes, les employés et la maquerelle. Chaque plan-séquence se conclut par un fondu au noir. Enfermés dans ce lieu-clos, quasiment un huis-clos, les personnages sont observés par une caméra qui se meut peu, avec un léger traveling qui va et vient lors de plans avec de plus nombreux personnages. La caméra est définie tel un œil voyeur, comme un énième personnage prenant part à la vie bourgeoise du Shanghai de 1884 et qui, bien que sans parole, en détient tous les secrets. Pour preuve, lorsque le personnage de Tony Leung, Mr. Wang, observe sous la porte afin de constater que sa dame est infidèle, le changement de séquence est le même : Tony Leung se penche, fondu au noir, plan-séquence de regard sous la porte, fondu au noir, retour au plan de Tony Leung devant la porte. Plus tard dans l’intrigue, deux personnages évoquent la situation de Mr. Wang et l’un dévoile absolument tous ses secrets, les infidélités de ses courtisanes, la sienne et ce qui l’a mis hors de lui. Dans la maison des fleurs, rien ne peut être gardé secret. Les gens parlent et tout se sait. Pourtant, tout est décrit dans une veine contemplative, sous la chaleur douce des lanternes – autre point commun avec Épouses et concubines – dans une atmosphère tamisée et aux voix basses, sans éclats. Le calme n’est pas qu’apparent, il décrit cette société. La douleur des êtres déçus est principalement intérieure, en tout cas du point de vue de la caméra de Hou Hsiao-hsien.
Hou Hsiao-hsien est né sur le continent et a fait de Taïwan sa nouvelle patrie. Cela étant, il s’est attaché à faire le portrait de l’île d’une manière détaillée de nombreux films. En retournant en quelque sorte à son pays natal – il est certes originaire du Guangdong et non pas de Shanghai – on peut penser qu’il fait un lien entre les sociétés chinoises. Si la maison des fleurs est un symbole, une incarnation de l’élite bourgeoise shanghaïenne, Hou Hsiao-hsien serait en train de nous dire que personne n’est dupe ce qui se passe au sommet de la hiérarchie chinoise, et qu’elle est du ressort des amours et des frustrations individus somme toute malheureux et qui ne se comprennent pas. Le huis-clos n’est pas qu’illusion car les courtisanes, et dans une autre mesure les hommes, sont prisonniers de leur condition ou du poids de ce que la société chinoise attend qu’ils engagent. En revanche, ils sont prisonniers aux yeux de tous.
Cet état de fait, sans être complètement banal, est assez simple, et est même complètement vrai dans d’autres sociétés que les chinoises. La force des Fleurs de Shanghai demeurera dans la qualité de la réalisation de Hou Hsiao-hsien. Premier vrai film d’époque qu’il a réalisé, on décèle jusqu’à la texture des soieries dont sont vêtus les protagonistes, tant le grain de l’image est somptueux, mis en valeur par un travail d’orfèvre sur la lumière, l’éclairage et la colorimétrie. Il est quasiment possible de parler d’un « brun et jaune », en lieu et place de noir et blanc, tant le travail de contraste entre ces deux couleurs est marquant. Le propos, à la fois fort et simple, en est transcendé. La restauration 4k permet de profiter pleinement de cette mise en scène.
Maxime Bauer.
Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien. Taïwan/Japon. 1998. En salles en version restaurée 4k le 22/08/2020.