Confinothèque de Zorba – Promesse/Looking for North Koreans/Hitchhiker de Jero Yun

Posté le 24 avril 2020 par

En ces temps de confinement, Zorba ouvre son catalogue et propose des documentaires et films de son cru. Cette semaine, on découvre le documentaire Looking for North Koreans de Jero Yun, ainsi que ses deux court-métrages, Promesse et Hitchhiker. Une réflexion poignante sur le déracinement à travers l’examen des conséquences de la scission entre les deux Corées.

Cinéaste installé en France depuis bientôt vingt ans, Jero Yun construit son travail autour de l’échange et de l’exil. En 2016, on avait pu découvrir Madame B. Histoire d’une Nord-Coréenne, qui suivait le parcours édifiant d’une réfugiée nord-coréenne cherchant à rejoindre sa famille au Sud. Le documentaire accompagnait sa protagoniste, figure romanesque par sa résilience et sa force face aux épreuves, sans rien dissimuler de ses parts les plus sombres mais sans jamais porter de jugements sur ses choix ou ses agissements. Traitant d’un sujet maintes fois représenté dans le documentaire ou la fiction, Madame B… laissait de côté tout manichéisme. A travers ce portrait de femme, le réalisateur regardait en face une situation impossible, n’éludait la responsabilité d’aucun des deux gouvernements, tout en proposant une oeuvre profondément sensible et humaine.

Antérieurs à Madame B.., Promesse et Looking for North Koreans contiennent les graines d’une réflexion qui semble guider toute la filmographie de Jero Yun. Les trois œuvres proposées par Zorba forment un ensemble qui s’apprécient à plusieurs niveaux : celui du travail cinématographique d’un côté, avec l’articulation passionnante de ces films autour des mêmes thématiques, celles du déracinement, de l’exil et des frontières. Celui du parcours intime de l’autre côté, le cinéaste mettant volontiers en scène son propre rapport à son pays pour exprimer toute la complexité d’une pensée qui mûrit à force de rencontres et d’observation. Avec ces trois films, il est donné au spectateur un accès privilégié à l’évolution d’un regard, et à l’affinage de son expression. Ainsi, si Promesse assume une affinité avec les plaies de la séparation que Yun ne parvient pas encore réellement à expliquer, Looking for North Koreans le confronte à une réalité jusqu’ici abstraite. Enfin, Hitchhiker prend du recul pour représenter l’absurdité d’une division qui n’a plus vraiment de sens.

Promesse est souvent cité par Jero Yun comme le point de départ de tout ce qu’il a fait par la suite. Dans ce court-métrage réalisé en 2010, on suit une femme sino-coréenne qui tient une auberge en banlieue parisienne. Elle attend le moment où elle pourra être réunie avec son fils resté en Chine, et qu’elle n’a pas vu depuis neuf ans. La caméra filme son quotidien et parvient en 13 minutes à dresser un portrait tout en nuances de cette mère en expectative. Le cinéaste s’insère dans la narration par une voix-off qui lie sa fascination pour cette femme à son expérience de la séparation et à sa relation avec sa propre mère. Ce procédé aurait pu être agaçant ou nombriliste mais c’est sans compter sur la sincère curiosité et l’extrême sensibilité qui se dégage dès les premières séquences. En effet, Yun n’éclipse jamais son sujet, bien qu’il tienne à expliquer une démarche qui prend racine dans des émotions très personnelles. Le même choix est effectué dans Looking for North Koreans figurant une quête profondément intime qui découle d’ailleurs directement de sa rencontre avec la protagoniste de Promesse.

Ce premier film se démarque des autres par son absence explicite de politique. Jero Yun s’intéresse ici seulement à l’individu, aux liens qui persistent à la séparation et à la force de l’espoir des retrouvailles. Si certaines scènes, notamment celle bouleversante où la femme relit la lettre qu’elle écrit pour son fils, laissent entrevoir l’évolution du cinéaste vers une perspective plus globale, davantage ancrée dans le contexte de l’histoire de la Corée, Promesse cherche avant tout à capter l’émotion à nue, la relation filiale dans ce qu’elle a de plus pure. Le film peut alors sembler naïf, il l’est sans doute un peu, mais il frappe par son humilité et par l’authenticité des échanges que Yun parvient à installer avec son sujet. Seul, il est un portrait de l’attente, déchirant de simplicité. Mis en perspective avec les films qui vont suivre, il ouvre vers des questionnements sur le déracinement à un niveau collectif que l’auteur n’aura de cesse de comprendre et interroger.

Avec Looking for North Koreans, le cinéaste s’éloigne du portrait naturaliste pour aller vers le documentaire d’investigation. Tourné avec un téléphone portable, dans des conditions précaires et impliquant une prise de risque non négligeable (allant de l’amende à la peine de prison), le film est plus ambitieux dans son objectif et plus travaillé dans son traitement. Partant d’un postulat profondément personnel, son propre désarroi face à une identité coréenne qu’il considère comme tronquée, Jero Yun déroule son film comme un carnet de bord, un parcours initiatique qui l’emmène de Busan à Dandong, de Quingdao à Shanghai, à la rencontre de ces Nord-Coréens fantasmés, diabolisés, méprisés aussi, parfois. Néanmoins, comme c’était déjà le cas dans Promesse, l’utilisation de la première personne est totalement dépourvue d’ego, en ce qu’elle est entièrement dévouée à servir le propos, à interroger les paradoxes de son pays et à créer un dialogue réel avec les personnes qui interviennent. Une volonté farouche de questionner, de comprendre et d’apprendre irrigue le film et nous implique dans cette recherche d’une manière très émouvante.

Formellement, Looking for North Koreans n’a rien d’exceptionnel. En revanche, sa structure et son montage sont assez remarquables de cohérence et de clarté. Le film prend le temps de poser les enjeux du projet, de contextualiser la situation avec des moyens simples et efficaces (quelques images d’archives, des interviews avec ses proches, un bref plan de la lisière de la Corée du Nord à l’horizon, etc). Dans sa narration, le cinéaste s’exprime sans détour sur une propagande nationale qui présente les Coréens du Nord, au mieux comme des communistes ignares, et au pire comme des dangereux criminels, tout en maintenant une hypocrisie de façade en faisant chanter aux enfants des odes à la réunification. Se décrivant lui-même comme un exilé, il pose un regard objectif sur la réalité qu’il a connu durant son enfance et son adolescence. Dans le même temps, il ne dissimule rien de son ignorance sur ce Joseon qui l’intrigue tant et dans sa population qu’il a été conditionné à soupçonner, voire détester, sans raison valable. C’est la plus grande force du film qui, au fil de ses rencontres et destinations, va déconstruire toutes les attentes et pré-conceptions que la démarche de Yun pouvait revêtir. La manière dont est menée chaque entretien et dont chaque récit est retranscrit à l’écran sont l’illustration la plus frappante de ce « dé-conditionnement » progressif. Ainsi, le cinéaste rencontre d’abord une réfugiée nord-coréenne se prostituant pour subvenir aux besoins de sa sœur. L’échange est bouleversant alors que la jeune femme parle de son adolescence en Corée du Nord, ses souvenirs et ses aspirations. Il est cependant davantage question de Yun dans cet entretien, de sa curiosité et son ressenti face à ce premier contact avec quelqu’un du Nord. Ainsi, rien ne sera dit de la situation actuelle de son interlocutrice, qu’on devine dramatique. Au fur et à mesure que le documentaire avance et que le cinéaste s’enfonce plus profondément dans l’univers lugubre des passeurs et des zones de réfugiés, il s’efface de plus en plus devant ses sujets, laisse ses interlocuteurs ne rien lui épargner en les interrompant de moins en moins, les filment à visages découverts faisant voir toutes les traces de souffrance et de désillusions. La perspective change alors que les interlocuteurs se livrent sans fards et en toute honnêteté sur leurs tragédies et leur survie.

Looking for North Koreans avance en dépouillant son auteur de tout ce qu’il pensait trouver ou ce qu’il avait pu imaginer. A la question  » à quoi aspirez-vous ? » et « êtes-vous heureux ? » que le cinéaste pose de manière récurrente, la réponse est toujours « rien » ou  » non », car il n’y a pas d’épanouissement possible au sein d’une culture déchirée. La violence de la réalité n’a cependant d’égale que la douceur et l’humilité avec laquelle les échanges sont menés. Aussi, alors qu’un effet de « gueule de bois » se fait ressentir dans sa conclusion, il ouvre également à un commencement pour Jero Yun, se décrivant lui-même comme « un rêveur naïf, un exilé à l’âme brisée » : le vrai travail de réflexion peut commencer.

Sorti la même année que Madame B.., le court-métrage Hitchhiker marque encore une étape différente dans le travail du cinéaste qui passe à la fiction. Le film suit un réfugié nord-coréen qui souhaite à tout prix aller boire un verre avec quelqu’un. La réalisation est plus affirmée et le déroulement du récit s’insère dans la tradition des codes du cinéma coréen contemporain. Jero Yun est également plus assuré dans la manière de traiter son sujet. Il introduit une dose d’humour aux situations, notamment avec le manuel – existant – des critères de reconnaissance d’un espion nord-coréen, et un recul bienvenu et désormais acquis. Après une longue phase d’observation, de recueil de témoignages, d’expérience des conséquences de ce conflit interminable, Hitchhiker fait encore une autre proposition et matérialise la frontière qui sépare les deux Corées à travers deux personnages aux parallèles saisissants mais aux barrières (idéologiques, sociales, économiques) rendues insurmontables tant l’enlisement est important et le fossé profond.

Le court-métrage culmine dans la séquence du verre tant attendue dans laquelle les deux hommes sont réunis dans un moment silencieux entre partage et de division autour d’une bouteille de soju et d’un plat de nouilles. La construction de la scène suggère par de simples gestes, des décennies de méfiance et de conditionnement qui ne peuvent être balayés en un seul repas. On repense alors à l’idéalisme des premières rencontres de Looking for North Koreans et on mesure tout le travail effectué et l’affinage de la réflexion de Yun dans son cinéma. Hitchhiker se termine sur une scène qui prend aux tripes, par surprise comme souvent. Comme dans Promesse et Looking.., le cinéaste est avant tout en quête de vérité et a l’intelligence de laisser venir le moment pour l’attraper au vol. C’est un de ces instants qui clôt le court-métrage alors que le policier sud-coréen écoute le réfugié chanter et que se lit sur son visage, tout le poids et la confusion d’une identité amputée.

Les trois œuvres ont en commun de se terminer sur une chanson, chacune différente et chacune indicative de la vision du cinéaste sur le déracinement et l’exil. La musique semble être le seul lien pouvant traduire ce qui ne peut être exprimé, le seul moyen de transcender les frontières à défaut de pouvoir les détruire. Elle est hélas tristement vulnérable à la propagande de chacun des régimes. Reste alors la seule force de la réflexion pour retrouver l’essence des paroles corrompus et leur sens profond, même si ce qui s’y révèle est désespérant et sans espoir. A travers ces films, Jero Yun incite alors à la réflexion et au partage des expériences, à défaut d’avoir encore foi en une réunification pour apaiser les blessures du présent et du passé.

Claire Lalaut

Promesse, 2010/ Looking for North-Koreans, 2013/Hitchhiker, 2016. France-Corée du Sud. En accès libre sur la Confinothèque de Zorba – Vimeo