Cinéma du réel 2020 – We Still Have to Close our Eyes de John Torres

Posté le 26 mars 2020 par

La 42ème édition du festival Cinéma du réel n’a malheureusement pas pu se dérouler physiquement. Toutefois, une partie de la sélection se trouve sur la toile, et notamment, We Still Have to Close our Eyes réalisé par John Torres qui nous plonge dans un Manille sous tension. Une oeuvre étrange et hybride qui intrigue et glace le sang.

We Still Have to Close our Eyes est un collage de scènes capturées à proximité de plateaux et de lieux de tournage à Manille.  Ce court-métrage se regarde comme une fiction – cadeau à une enfant du nom d’Aki Tala, qui regardera, quand elle aura grandi, l’œuvre de son père pour la première fois.

John Torres est une figure passionnante de la scène culturelle philippine de ces dernières années. A travers le laboratoire « Los Otros » et ses courts-métrages, il ne cesse d’interroger la manière dont les arts communiquent. Se nourrissant de l’art sous toutes ses formes et dans tous ses matériaux, il crée un univers marquant et marqué.

Le film est à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Sur un postulat de science-fiction, le cinéaste utilise des archives et du found footage afin de construire un Manille dystopique dans lequel une application de conduite utilisant des avatars humains aurait échappé à ses créateurs et conduit à des sinistres dérives. Par la seule force de son montage, il reconstitue minutieusement les événements et met en scène  une sorte de thriller social et policier aux frontières du réel.

Le dispositif repose sur la répétition. L’idée est simple et l’exécution est d’une indéniable efficacité. Un air de carillon crispant, superposé à des images de personnes entassées aux balcons, la tête entre les mains ou le nez dans leur téléphone, ouvre et clôt le film. Entre ces deux séquences qui se répondent comme dans une boucle, les criquets de la nuit se font entendre tandis que des jeunes se mettent en travers de la route, des bruits métalliques de couverts couvrent les conversations dans une cantine bondée et une sirène de police stridente accompagne le constat d’une terrifiante réalité.

Le travail effectué sur les images et le son est assez remarquable dans ce court-métrage orageux. Les images utilisées sont essentiellement des scènes de tournages et de plateaux de films de Lav Diaz (influence revendiquée qui fait d’ailleurs une brève apparition) et d’Erik Matti, montrant des moments a priori triviaux, d’attente, de préparation, « d’entre deux ». Torres leur infuse une qualité anxiogène, un air de calme avant le chaos. Il associe un enchaînement d’images de plus en plus intenses, jusqu’à une charge policière en pleine rue avant un retour à la « normale », et une ambiance sonore omniprésente. Ce son extrêmement soigné et pertinent vient se fondre dans l’image, souligne la menace suggérée par le montage et agit, forcément, sur notre interprétation des situations.

En treize minutes, le cinéaste nous donne à voir, et à ressentir, un état de siège implicite. Chaque mouvement est surveillé et le seul échappatoire est une déconnexion de la réalité (en se couvrant les yeux ou en se cachant derrière le virtuel). L’univers qu’il parvient à créer par le seul biais de l’archive est particulièrement frappant. Au-delà de l’effet dramaturgique produit, il engage à une formidable réflexion sur le pouvoir de l’image et de sa manipulation vers ce qu’on veut lui faire dire. En effet, et le film a en cela toute sa place dans une sélection documentaire, la dystopie initiale n’est qu’un prétexte qui laisse rapidement la place à une observation d’une bien triste réalité. Il est ainsi difficile de ne pas voir en cette société, où les plus vulnérables sont utilisés comme avatar pour nourrir les dérives d’un système déréglé, un écho à la situation politique actuelle du pays. John Torres reprend intelligemment les outils du cinéma de propagande à son avantage et propose un instantané radical et engagé de ses inquiétudes pour le devenir des Philippines, entre lutte hyper agressive contre la drogue, encouragement de la culture du vigilante, police en roue libre et citoyens hagards dans un état de suspicion permanente.

Aucune parole n’est prononcée dans We Still Have to Close our Eyes et on en vient presque à regretter que le réalisateur ne soit pas allé jusqu’au bout de son idée en laissant uniquement s’exprimer les images et les bruits sans autre commentaire. Si on comprend l’intention derrière la mise en place derrière le postulat de science-fiction, celui-ci est un peu trop explicatif, trop transparent et devient vite artificiel. Le film est également grandement servi par son format court qui lui évite de devenir trop conceptuel et de s’appesantir sur des défauts qui seraient sans aucun doute davantage exposées sur une durée plus longue. En dépit de ces quelques lacunes et une tendance à vouloir rendre son propos un peu trop cryptique, ce court-métrage est un fascinant travail de récupération et d’assemblage. Quelle que soit l’interprétation que l’on peut en avoir, plusieurs visionnages seraient nécessaires, le film a la remarquable qualité de fonctionner à deux niveaux : d’une part, comme une oeuvre atmosphérique qui parvient à installer un malaise diffus avec une grande économie et d’autre part, comme un document frappant d’une situation absurde et assez terrifiante.

Dans un film qui nous inonde d’images en peu de temps, un plan se démarque des autres. Un nourrisson (la fille du cinéaste) observe ses environs comme pour appréhender le monde et en faire sens. Parmi tous ces yeux clos, l’enfant ouvre grand les yeux et regarde autour d’elle.  Rare moment de respiration dans un film assez étouffant, il résume cependant à lui seul la démarche et le projet de Torres : l’espoir d’un réveil du monde assez puissant pour exclure son film de la catégorie documentaire et devenir une fiction à part entière.

Claire Lalaut

We Still Have to Close our Eyes, de John Torres. Philippines. 2019. Disponible sur la plateforme Tënk.

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