One Piece – Strong World de Sakai Munehisa (Vesoul)

Posté le 16 février 2012 par

À l’occasion de sa diffusion samedi 18 février à 22h30 au F.I.C.A. de Vesoul, retour sur One Piece – Strong World de Sakai Munehisa. Par Aurélien Pigeat.

Strong World, est le 10ème film réalisé à partir du manga One Piece d’Oda Eiichiro. Le manga, encore en cours, continue de battre record sur record en termes de tirages et de ventes et la série a, il y a peu, fêté en grande pompe les 200 millions de volumes vendus ; la célébration de l’événement a traversé les différents magazines de l’éditeur Shueisha et a été relayée par d’imposants affichages dans le métro de Tokyo.

Strong Tease

Pour autant, les films de One Piece sont avant tout considérés comme des produits dérivés du manga et peu ont fait l’objet d’un véritable travail de la part d’un réalisateur s’appropriant l’œuvre d’Oda. L’auteur du manga lui-même n’a eu jusqu’à ce dixième film qu’un rôle consultatif assez lointain, se bornant le plus souvent à vérifier que des idées de pouvoirs des personnages créés pour l’occasion ne viendrait pas télescoper son propre travail. Ces films ne constituent donc pas le « canon » de la série, au même titre que les fillers de l’animé, dont ils peuvent paraître de plus nobles cousins, mais des cousins tout de même. D’ailleurs, le réalisateur du film, Sakai Munehisa a réalisé des épisodes de la série animée.

Cependant, pour ce dixième film, sorti au Japon en 2009 et lancé dans la dynamique des 10 ans de la série, Oda Eiichiro s’est personnellement investi dans le projet, écrivant le scénario, créant les personnages, leurs pouvoirs, et intégrant plus ou moins officiellement cet « épisode » à sa propre trame narrative. Ainsi, un chapitre spécial du manga a été réalisé pour accompagner la sortie du film, intégrant le personnage de Shiki, l’antagoniste principal du film, à l’univers du manga, alors même que dans le manga lui-même, une allusion au personnage était effectuée.

L’attente autour de ce Strong World est donc doublement forte : elle l’est d’abord parce que l’auteur s’est impliqué dans la production du long-métrage ; elle l’est ensuite parce que c’est le premier film de One Piece qui sort en salle en France, et parce que, plus globalement, les films dérivés de manga, qui connaissent de gros succès au Japon – pour ne pas dire des triomphes comme en témoignent Strong World justement, mais aussi les derniers films d’Evangelion – ne sont que très médiocrement distribués en France, pays où la consommation de mangas et d’animés est tout de même extrêmement forte. La sortie en France de Strong World doit d’ailleurs préparer les sorties en DVD des précédents films de One Piece, selon un planning déjà mis en place.

 

 

Strong Story

One Piece raconte l’aventure de Luffy et de ses compagnons, pirates navigant sur Grand Line, une mer où tout est possible, où d’improbables phénomènes climatiques s’ingénient à défier la physique et où certains individus se voient dotés de pouvoirs extraordinaires grâce aux mystérieux fruits du démon. Ces individus, comme le héros Luffy, deviennent en contrepartie des enclumes, ne pouvant plus nager, alors que l’univers de One Piece est essentiellement marin, composé d’une succession d’îles, théâtre de fabuleuses aventures. Luffy est ainsi un homme élastique, pouvant étendre ses membres du fait de sa force herculéenne, en quête du « One Piece », le légendaire trésor caché par Gold Roger au moment de sa mort il y a de cela plus de vingt ans et censé conférer à son possesseur le titre de Seigneur des Pirates.

Strong World narre la rencontre de Luffy avec Shiki, un pirate disparu depuis vingt ans après une extraordinaire évasion de la prison d’Impel Down, vaincu en son temps par Roger, et qui attend son heure pour prendre sa revanche. Ayant, grâce à son pouvoir, dissimulé des îles dans le ciel, il mène depuis ce temps des expérimentations sur des animaux afin d’en faire de terrifiantes armes de guerre. Il compte passer à l’action et choisit East Blue, la mer d’où sont originaires les premiers membres de l’équipage de Luffy, comme lieu pour tester ses forces. Shiki capture Nami, la navigatrice de l’équipage, afin de pallier des soucis météorologiques qui pourraient contrecarrer ses plans de conquête. Le scénario consiste donc en une opération de sauvetage de l’héroïne de la série, à laquelle s’ajoute la nécessité de briser les ambitions de Shiki afin de sauver East Blue.

Le propos du film est donc léger, pour ne pas dire facile. Secourir un compagnon, sauver un pays menacé par un tyran : il s’agit là de schémas classiques de One Piece, que l’on retrouve aussi bien dans les films que dans le manga. Cela donne cependant une dynamique et une efficacité réelles à un récit d’action concentré sur un peu moins de deux heures, la contrainte majeure étant d’offrir aux différents héros occasions de briller, moments de gloire, et surtout de rappeler les fortes caractérisations des personnages afin de contenter les fans. La séquence d’ouverture du film, autour du générique, introduisant les membres de l’équipage et la situation à laquelle ils sont confrontée est à ce titre exemplaire, redoutablement entraînante.

Le film plaira alors diversement selon les publics. Le public jeune, amateur du manga et de l’animé, récemment diffusé à la télévision en France, sera ravi et retrouvera ce qui lui plait dans l’œuvre d’origine. L’amateur d’animation au sens large sera certainement plus circonspect : l’animation et la réalisation du film sont correctes pour ce genre de production sans être extraordinaires, l’histoire plaisante mais peu enlevée. Les situations et personnages sont toutefois très sympathiques : c’est là la principale force de Strong World. Même s’il est vrai qu’une partie de la qualité du film est liée à la connaissance que l’on a des personnages et à l’intérêt que l’on porte à la mythologie interne du monde imaginé par Oda Eiichiro, la familiarité avec l’univers de la série n’est pas indispensable : de grands efforts ont été faits pour présenter efficacement l’action, rappeler rapidement les clefs de compréhension de l’histoire, introduire les éléments nécessaires pour appréhender cet univers.

Strong Touch

Mais ce qui permet au film de sortir du lot porte clairement la marque d’Oda Eiichiro, et cela rend presque impératif de découvrir Strong World, que l’on connaisse et apprécie déjà le mangaka ou que l’on soit simplement curieux de découvrir l’imaginaire et le style d’un auteur qui est déjà en train de bouleverser l’histoire du manga.

Cette griffe apparaît d’abord à travers le lieu imaginé par Oda et qui sert de cadre au récit. Il s’agit d’un archipel d’îles flottant dans le ciel, agencées entre elles et maintenues ainsi grâce au pouvoir de Shiki fondé sur la gravité. La particularité de ces îles est de proposer un bestiaire fabuleux, doublé d’un écosystème particulier reposant sur la culture de plantes qui permettent aux animaux et aux habitants de cohabiter. Le « daft green » repousse les bêtes sauvages mais provoque une maladie que peut seule guérir la plante « QI » qui par ailleurs favorise et accélère l’évolution des espèces à l’environnement et dont Shiki tire ses drogues. Le lieu lui-même fait donc appel au merveilleux et constitue un élément dramatique par l’histoire de ceux, hommes et bêtes, qui le peuplent, et par les mouvements, déplacements et évolutions que lui impose Shiki grâce à son pouvoir.

La marque d’Oda est ensuite perceptible par la dimension burlesque qui caractérise le film, par un souci de marier systématiquement le comique au dramatique, de constamment balancer l’un par l’autre. Le personnage du Docteur Indigo incarne cela de manière évidente : à la fois clown et mime grotesque, dont les interventions sont signalées hors champ par le bruit de coussin péteur de ses pas, et scientifique à l’origine de la drogue permettant de faire des animaux des bêtes féroces sous le contrôle de Shiki.

Strong Work

Surtout, Oda a fait de ce film une sorte de somme du travail qu’il a jusque-là effectué sur le manga. La familiarité avec son œuvre permet de réinvestir plusieurs motifs qui peuvent apparaître comme des clichés pour les inscrire d’une part dans le travail de réappropriation des codes du shonen qui caractérise Oda, d’autre part dans la « poétique » de cet auteur par une sorte de jeu très riche de références internes et externes. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la plupart de ces références internes gravitent et s’organisent autour du personnage de Nami : échos, notamment, aux épisodes d’Arlong Park, de Little Garden et de Drum, de Skypeia ou d’Enies Lobby. L’épaisseur ainsi ménagée dans le traitement du personnage semble pourtant étrangement « pondérée » par le caractère superficiel du fan service très net, parfois lourd, qui l’accompagne également, assez différent de l’aspect qu’il revêt dans le manga.

Les références externes sont nombreuses et de divers ordres. On retrouve bien sûr le fort penchant à puiser dans des références culturelles au sens large, à emprunter des imageries classiques pour nourrir le récit : ici celle des yakuzas autour du personnage de Shiki et des pirates qui rallient sa cause. On peut également noter des allusions fugitives à l’œuvre de Miyazaki, sorte d’incontournable de l’animation japonaise : certains plans de l’île volante rappelle le Château dans le ciel, tandis que la course et les tirs d’Usopp sur le dos de Chopper évoquent, de manière discrète et distanciée, Ashitaka chevauchant Yakuru dans Princesse Mononoke. Oda réinvestit également les îles mystérieuses et autres mondes perdus. La Skull Island de King Kong se devine à travers le village protégé des bêtes sauvages par une enceinte (olfactive et végétale), avant que la référence à King Kong ne soit affichée dans un épisode du final. L’Île du Docteur Moreau et ses expérimentations semblent également avoir servi de socle au récit, tandis que le Monde Perdu, qui n’est certes pas une île, mais tout de même un lieu coupé du monde extérieur et de ses évolutions, constitue une référence qui traverse immanquablement l’esprit tant le bestiaire de Merville (« Merveille » d’ailleurs semble-t-il sur un plan du film) est monstrueux.

 

One Tale

A partir de là, Oda creuse sa propre mythologie par le biais du film. A travers le pirate légendaire Shiki, c’est une ouverture vers Roger, mythe fondateur du manga, qui est ménagée, et Strong World intègre ainsi l’univers de One Piece par la grande porte. Les apparitions de personnages secondaires du manga, qu’ils soient importants comme Garp ou Sengoku au début et à la fin du récit, ou qu’ils soient simplement familiers du lecteur comme les vice-amiraux aperçus à la fin du film et qui sont ceux d’Enies Lobby, participent à cet ancrage qui donne un cachet particulier au film.

Strong World apporte d’ailleurs sa propre pierre à la mythologie « onepiecienne » par quelques détails révélateurs. Ainsi, les habitants de Merville se trouvent dotés de plumes sur les bras. Ce trait rappelle les habitants des îles célestes pourvus d’ailes et dont l’origine est encore en partie mystérieuse dans le manga. Toutefois, il est affirmé que les ailes des habitants de Merville n’ont que récemment poussées, après l’élévation de leur île, parce que les habitants rêvent de pouvoir s’envoler pour échapper à l’emprise de Shiki. Le final qui voit les habitants s’envoler mêle la thématique de la force des rêves chère à Oda (et trait distinctif du shonen par ailleurs) et une explication rationnelle : l’influence de la plante QI qui aurait favorisé l’évolution des habitants dont l’habitat est devenu aérien après la prise de pouvoir de Shiki.

Un autre motif central du manga se trouve également réinvesti : celui de la confrontation entre passé et présent. Luffy est l’homme du présent, celui qui vit la pleine liberté comme étant celle de l’instant, de l’immédiat. Sa confrontation avec Shiki est donc une occasion rêvée pour Oda de déployer ce motif. Le début du film pose d’ailleurs clairement la question de la place de Shiki dans ce monde « moderne », lui homme du passé. Shiki cherche à imposer des normes devenues obsolètes, et c’est dans ce sens qu’il faut (aussi) comprendre l’iconographie yakuza : outre la dimension « traditionnelle » à entendre là dans le sens de « passéiste », elle constitue avant tout un « dress code », comme l’archéologue Robin, membre de l’équipage dotée d’une forte portée réflexive, le fait remarquer. Lors du final, les héros se plieront à ce code, pourtant en marge de celui de la piraterie, pour le réévaluer, le moderniser et battre Shiki selon ses propres règles. C’est là exactement la démarche opérée par Oda dans son manga par rapport au shonen et à ses codes, et c’est aussi à cela que l’on voit qu’Oda a imprimé sa puissante empreinte sur le film.

Strong World constitue donc d’abord un bon divertissement, pour enfants, adolescents, familiers du manga, pour le public « shonen » qui est le sien avant tout. Il est efficace, drôle et permet une réelle rencontre avec l’univers de One Piece même si ce dernier est totalement inconnu du spectateur. Mais il est aussi le témoin de l’implication d’un mangaka sur un produit dérivé de son œuvre, implication qui s’observe dans de curieux détails, dans quelques lignes de force souterraines qui inscrivent le film dans la continuité de l’œuvre originale et en font finalement autre chose qu’un simple produit dérivé. Espérons que d’objet de curiosité il deviendra grâce à cette sortie au cinéma objet de découverte et d’affection pour beaucoup.

Aurélien Pigeat.

Verdict :

One Piece – Strong World de Sakai Muneshima, projection le Samedi 18 février à 22h30 dans le cadre d’une séance spéciale Japanimation du FICA de Vesoul.

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