Pour son cycle inaugural, l’association Un Vent d’Asie avait choisi de mettre à l’honneur trois premiers films, variant les nationalités et les univers. Ceci fut l’occasion de découvrir Suffering of Ninko, premier et, pour le moment, seul film du réalisateur japonais Niwatsukino Norihiro. Ou le singulier chemin de croix d’un moine irrésistible.
Ninko est un jeune moine qui n’a qu’un problème : les femmes semblent incapables de lui résister. Les plaisirs sexuels sont un péché, et Ninko pense ne pas être assez vertueux. Il s’enfuit alors dans les montagnes, dans un endroit désolé qui serait hanté…
Croisement entre récit folklorique, comédie softcore et trip psychédélique, Suffering of Ninko est le genre de film qu’on serait bien en peine de décrire ou de raconter de manière cohérente tant il multiplie les directions et entraîne le spectateur dans des tournants inattendus. Premier long-métrage de son réalisateur, également scénariste, monteur, animateur et chargé des effets spéciaux, le film est visiblement porté par une volonté très forte, et touchante, de s’emparer d’éléments connus de la culture japonaise (les arts traditionnels, les légendes, les préceptes du bouddhisme, le cinéma, la littérature) et de s’amuser à les mélanger afin de proposer un objet iconoclaste, complètement propre à son auteur.
Le film s’ouvre sur un moine récitant une prière devant un cadavre sans yeux dans une forêt. Au fur et à mesure que sa voix s’élève, une atmosphère inquiétante et dérangeante s’installe et laisse pressentir d’un ton plutôt sombre et introspectif. La scène suivante se charge de démentir cette première impression. Celle-ci pose les enjeux du récit en exposant avec un humour mêlé de compassion les mésaventures de ce pauvre Ninko, parangon de vertu dont le statut de Don Juan malgré lui est un fardeau quotidien. Le film ne cessera alors de naviguer d’un genre à l’autre, d’associer le lyrisme et le trivial, l’ésotérique et le spirituel, le pathos et le grotesque. Le tout mené avec une énergie et une inventivité foisonnantes, peut-être un peu trop dissipées, mais tout à fait enthousiasmantes. Traversé de milles idées visuelles, entrecoupé d’animation et d’estampes inspirées de l’art érotique japonais, le film impressionne par la mise en place de ces intermèdes, déconcertants mais jamais gênants. Il marque également par sa capacité à disséminer une multitude de petites trouvailles incongrues (la danse interprétative d’une jeune femme sur le Boléro de Ravel), cartoonesque (une méditation qui donne le tournis ou une course-poursuite où Ninko serait Bip Bip et les femmes du village Vil le coyote) ou intrigantes (des hommes d’un village quasi-désertique transformés en figures de cire). Le film est formellement ambitieux, et parvient à accomplir quelques moments d’une ampleur certaine (notamment dans une scène sous une cascade au rythme de la récitation de préceptes bouddhistes) faisant ainsi fi des moyens indéniablement limités de la production. Tout ceci, sans aucune prétention mais, au contraire, avec une passion communicative.
Le récit en lui-même demeure assez simple et si celui-ci est mené jusqu’au bout de manière relativement satisfaisante, le cinéaste ne cherche pas à complexifier ou à pousser sa réflexion au delà du néo-conte traditionnel qu’il nous présente. Ceci est d’ailleurs peut-être le point faible du film qui se découpe en trois grandes étapes, Ninko s’efforçant en vain de mener une existence sereine au temple et au sein du village, Ninko tentant de fuir son propre désir et la folie vers laquelle elle l’entraîne, Ninko affrontant ses pulsions et celles des autres dans l’espoir de revenir à la raison, sans jamais réellement tirer parti des pistes qui sont continuellement introduites dans la narration. Le personnage du ronin est en cela un exemple flagrant : sorte de miroir opposé du personnage principal, tout en brutalité et force énigmatique, son arrivée est prometteuse en ce qu’elle annonce un éventuel tournant dans l’histoire et joue avec son statut mi-protagoniste, mi-antagoniste, de manière plutôt intéressante. Hélas, il est expédié sans plus de cérémonie après un monologue assez confus sur la nature humaine, le réduisant finalement à un simple prétexte pour faire avancer le récit dans sa direction finale. La figure de Yama-onna, démon tentatrice qui séduit les hommes et aspire leur force vitale, est l’autre victime du manque de sophistication narrative. Sa présence enivrante se diffusant sur toute la seconde partie du film promettait une formidable antagoniste. Elle s’avère, au final, assez décevante lors d’un affrontement (ou plutôt accouplement) ultime qui amène au dénouement quelque peu expéditif. Néanmoins, c’est résolument avec les codes narratifs basique du folklore que Niwatsukino Norihiro cherche à faire évoluer son histoire et ses personnages. Ceci, il l’assume complètement et privilégie alors l’expression visuelle et sensorielle à une dramaturgie plus traditionnelle.
Au centre de ce projet d’expression visuelle, le personnage de Ninko et sa souffrance justement, dont toutes les étapes sont observées, avec pitié et ironie. Interprété par un Tsujioka Masato hyper-expressif avec ses grands yeux écarquillés et son corps tout en agitation et nervosité, c’est finalement en acceptant de perdre contrôle et de se décharger de sa culpabilité qu’il se libère de sa souffrance… et de lui-même. Ninko, et par son intermédiaire, le film peut alors s’interpréter comme une mise en garde contre les excès en toutes choses, ou bien comme une charge malicieuse sur le pervers qui se cache en chaque homme, fut-il le plus vertueux. Comme tout conte, c’est au spectateur d’en interpréter la morale. Et s’il n’est pas de ceux qui engagera sur une réflexion plus aboutie, le spectacle déroutant et barré qu’il offre vaut la peine d’être vu.
Claire Lalaut
Suffering of Ninko de Niwatsukino Norihiro. Japon. 2016. Projeté dans la cadre des projections de l’association Un Vent d’Asie, le 19 novembre 2019.