Ishii Gakuryu est un des piliers de la renaissance cinématographique du Japon. Apparu dans les années 80, il a signé des films mythiques, dont Crazy Thunder Road et Burst City, 1/2 Mensch (sur Einsturzende Neubaden), ainsi que Le Labyrinthe des rêves qui connut une sortie en France. Rencontre lors de la 11ème édition de l’Okinawa International Movie Festival avec Stephen Sarrazin.
C’est le 35e anniversaire de votre film The Crazy Family. Qu’est-ce que le film représente pour vous aujourd’hui ?
Le premier objectif consistait à faire un portrait de la société japonaise à cette époque, et heureusement, c’était possible dans les années 80. Aujourd’hui, ce serait pratiquement impossible de le faire, et le film aurait peu de soutien en salle.
Revenons alors sur ce climat de tournage, disposiez-vous d’un budget convenable, quelle fut sa durée, les acteurs étaient-ils déjà connus ?
Il faut rappeler que ce film était une production ATG, une maison qui encourageait l’expérimentation, la prise de risques. Durant ces années de bulle, le budget aurait pu sembler modeste, mais lorsque l’on voit les conditions aujourd’hui pour un film indépendant d’art et d’essai, ce n’était pas si modeste, si mes souvenirs sont bons, 50 millions de yens, et nous avons tourné cinquante jours car nous n’avions pas de ‘talentos’ au casting. Aujourd’hui on me donnerait deux semaines pour tourner.
Le film rassemble une série de séquences emportées et virtuoses, à l’image de celle où le père, qui s’empresse de rentrer chez lui, démarre sa course à l’intérieur même d’un train, dans une course ininterrompue d’un wagon à l’autre. Comment l’avez-vous conçue ?
Sans autorisation ! Sur la ligne Hibiya (1), et durant ces années-là, il n’y avait pas les mêmes portes séparant les voitures. L’acteur s’est mis à courir et j’avais un chef-op qui n’avait peur de rien et qui courait devant lui. C’est un film qui appartient davantage au courant punk de ma carrière, par ses thèmes, sa colère, l’énergie avec laquelle je l’ai réalisé.
Depuis ce film, d’autres cinéastes japonais ont fait des portraits de familles contemporaines dysfonctionnelles, de Visitor Q de Miike Takashi à pratiquement chaque film de Sono Sion. Croyez-vous que The Crazy Family ait eu une influence sur eux ?
Je n’en sais trop rien. J’avoue que je consacre tellement de temps à préparer mes propres projets, les écrire, les réaliser, qu’il m’en reste peu pour penser aux films des autres. Je ne crois pas faire partie d’un cercle, en revanche je crois en effet que ce thème de la famille a été abordé par tant des réalisateurs contemporains, souvent avec plus de moyens, des films critiques mais devenus moins corrosifs car la société s’y est habituée.
The Crazy Family était adapté d’un manga, mais si vous faisiez le portrait d’une famille aujourd’hui, cela donnerait quoi ?
Ce serait plus difficile aujourd’hui tout d’abord parce que la notion de ce qui est bien ou mal pour définir ce qu’est la famille s’est déplacée, transformée. Dans les années 80, ces codes au Japon étaient plus puissants. Ce qui a peut-être changé le plus s’explique par le fait que la famille n’est plus vraiment nécessaire. Je serais plus intéressé maintenant de faire le portrait d’un seul membre de la famille, le père, ou la fille, plutôt que l’ensemble.
Lorsque vous tourniez le film, le cinéma japonais s’inventait une nouvelle famille qui allait annoncer un troisième âge d’or, avec vous, Tsukamoto Shinya, puis Kitano Takeshi, et Kurosawa, Kawase, Kore-eda, Aoyama et tant d’autres. Que regard portez-vous aujourd’hui sur la production actuelle, dans laquelle tant de films sont ‘parrainés’ par les agences d’impressarios et chaînes de télé ?
Le constat actuel est plutôt accablant, et j’ai un immense respect pour ces cinéastes que vous avez cité, ceux qui sont venus juste après moi. En particulier les films de Kurosawa Kiyoshi. Je crois que la période actuelle est une de transition, qu’elle s’essoufflera, on témoigne d’une volonté d’évolution dans les marges. Cela mettra du temps mais je ne crois pas que ces dernières années aient signé le dernier acte. Enfin, je dis cela aujourd’hui, il m’arrive également d’être bien plus pessimiste…
Parmi vos collaborateurs les plus fidèles, on retrouve l’acteur Asano Tadanobu, qui tourne avec vous depuis plus de vingt ans. Il est devenu une référence dans le cinéma japonais contemporain et vous continuez de travailler ensemble. Sa participation à vos films aide-t-elle à trouver un financement ?
(rires) pas autant que je le souhaiterais. Il est cependant un acteur singulier, qui amène tant de choses à mes films, non seulement sa renommée. D’autre part, il est très exigeant et si le scénario ou le projet ne l’intéresse pas,, il n’hésitera pas à refuser. Nous avons aussi une passion commune pour divers genres musicaux, dont le punk bien sûr. Autrefois je me penchais également sur la musique en tant que sujet de film, et je pouvais trouver un budget, ce fut le cas pour mon film sur le groupe Einsturzende Neubaden. Ce serait impossible maintenant, je devrais tout financer moi-même, et le public serait encore plus restreint.
Dans les années 90 vous aviez tourné un film prémonitoire, Angel Dust, à propos d’un tueur sur la ligne Yamanote à Tokyo, avant les actes de la secte AUM. A sa sortie, la presse avait-elle été hostile au film ?
Non, au contraire, comme pour The Crazy Family, il y avait des critiques pour soutenir ce genre de films. J’avais réalisé Angel Dust car je ressentais tant de mauvaises choses sur cette ligne, il y avait une telle tension parmi les passagers, j’en avais des cauchemars.
Pas de remarques sévères du gouvernement de l’époque à propos de ces films ? Une Affaire de famille de Kore-eda a eu droit l’année dernière à des critiques de certains membres du gouvernement Abe.
Je crois que dans le passé comme aujourd’hui, aucun membre de gouvernement n’a vu mes films !
(1) La ligne Hibiya est celle des fonctionnaires, celle des ministères du gouvernement japonais et des ambassades internationales.
Propos recueillis par Stephen Sarrazin. Naha. Avril 2019. Traduit du japonais par Fujio Matayoshi.
Merci à Aki Kihara et Shizuka Murakami.
11th Okinawa International Movie Festival, du 18 au 21 avril 2019. Plus d’informations ici.