FESTIVAL ALLERS RETOURS 2020 – SPRING TIDE DE YANG LINA

Posté le 29 février 2020 par

La 3ème édition du Festival Allers-Retours s’est terminée en beauté avec la projection de Spring Tide de Yang Lina, une exploration du lien mère-fille à travers trois âges et trois générations.

Guo Jianbo est journaliste, et son travail ne la laisse pas indemne. Elle vit avec sa mère et sa fille. La cohabitation sous le même toit fait des étincelles.

Observatrice attentive de la société chinoise depuis ses premiers travaux documentaires, Yang Lina s’intéresse à la place, sociale et émotionnelle, des individus face aux évolutions constantes du monde et des époques. Deuxième incursion de la cinéaste dans la fiction, après Longing for the Rain en 2013, elle continue d’explorer ces mêmes thèmes au travers de la famille et, plus particulièrement du lien mère-fille et tout ce qu’il comprend en attentes, frustrations et non-dits.

Avec une précision et une analyse viscérale qui doit sans doute beaucoup à son expérience documentaire, la cinéaste pose en quelques scènes les contours de ses personnages et ce qu’ils représentent, aussi bien dans ce microcosme féminin que dans une Chine contemporaine en proie à un fossé générationnel de plus en plus marqué. D’un côté, la fille (interprétée tout en intériorité et en colère rentrée par Hao Lei) qui rejette et dénonce les dérives d’une pensée collective, mais dont l’indépendance farouche est sapée par la nécessité économique de vivre avec sa mère et de compromettre l’éducation de sa fille de 9 ans. De l’autre, sa mère (Elaine Jin dans un mélange d’autorité et de mesquinerie), pur produit de la Révolution Culturelle et nostalgique d’une époque plus patriotique, qui impose sa volonté à son entourage tout en lui reprochant son ingratitude. Et au milieu de tout ceci, la jeune Wantig (Junxi Qu, débordante d’énergie et de caractère), à la fois la cause et le temporisateur de cette guerre des tranchées, qui semble beaucoup trop bien savoir comment ajuster son attitude selon l’atmosphère du foyer.

Spring Tide se structure autour d’une succession de semi-confrontations et de rapprochements manqués. En effet, le film ne cherche pas à prétendre que le lien de communication entre la mère et la fille est réparable ; il est rompu depuis longtemps. Aussi, à partir de là, il s’intéresse davantage à la manière dont une certaine dynamique familiale survit malgré tout, serait-ce par obligation ou par devoir, ou bien tombe en lambeaux. Malgré ce constat d’échec de départ, le film est loin d’être plombant ou dénué d’humour, bien au contraire. Il y a une certaine noirceur mêlée de cocasserie qui s’en dégage, une cruauté assez jouissive chez ces femmes qui ne sont pas vraiment aimables mais dont les failles et les limitations sont profondément humaines et reconnaissables.

Yang Lina résiste à la tentation d’atténuer l’amertume de leurs rapports tout comme les compositions en contraste de ses deux interprètes retranscrivent brutalement l’équilibre dysfonctionnel qui s’est installé. Ceci donne lieu à des confrontations assez savoureuses, bien que non moins douloureuses, dans lesquelles la mère reporte les nombreuses inadéquations de sa fille tandis que celle-ci se mure dans une agressivité passive qui se manifeste plus tard dans des entreprises de sabotage ou des actes de défiance quelque peu vains et finalement plus dommageables pour elle-même. Dans un cadre quasi-exclusivement féminin, la question de l’homme est un point de contention qui domine la relation entre les deux femmes, et notamment une figure masculine : celle du défunt père, vilipendé par son ex-épouse et adoré par sa fille, qui hante les esprits et constitue l’ultime point de rupture.

Sans en rajouter dans les dialogues, seuls deux monologues placés en milieu et en fin de film clarifient des événements mentionnés ou suggérés, Yang Lina souligne davantage le conflit par la mise en scène que par les mots. Elle tire ainsi formidablement parti des espaces restreints qui lui servent de décors pour exprimer cette proximité non-choisie où le moindre mouvement ou parole pourrait provoquer l’agacement de son voisin, cette tension permanente qui gronde comme un orage menaçant d’exploser à tout moment.

Elle a également l’intelligence de ménager des moments d’apaisement dans un film qui serait autrement trop étouffant. Il y a par exemple cette scène dans laquelle Jianbo retrouve un amant artiste pour une étreinte silencieuse et réconfortante ; ou bien une rare sortie avec sa fille dans laquelle chacune semble croire à la possibilité d’une relation plus forte loin de l’influence de la grand-mère jusqu’ici figure tutélaire de Wantig ; ou encore dans les joutes verbales malicieuses entre la grand-mère et sa petite-fille. Néanmoins, ces temps de respiration sont aussi les plus efficaces pour faire ressentir la tragédie de la situation. Ainsi, Jianbo semble ainsi bien plus à l’aise et affirmée dans le minuscule appartement d’un amant instable que dans sa propre maison ; la sortie entre mère et fille finit par faire ressortir un sentiment d’abandon et les interactions entre Wantig et sa grand-mère finissent généralement par être utilisées comme munitions d’une dispute à venir. C’est aussi grâce à cette fluidité avec laquelle la réalisatrice manie les virages de tons de son récit que Spring Tide réussit le portrait de cette famille, bien loin d’être modèle.

Dans une des séquences qui ouvre le film, Jianbo rentre à l’appartement pour y trouver sa mère en pleine répétition d’une représentation de la chorale. Alors que le groupe entonne un chant à la gloire de Mao sous les directives autoritaires de la matriarche, Jianbo se dirige dans la cuisine et sans aucune raison, déplace le tuyau de l’évier provoquant un début de fuite. Comme une annonce de ce qui va suivre, Spring Tide déroule ses scènes à la manière d’un goutte à goutte, engendrant des flaques de plus en plus larges, jusqu’à provoquer une inondation, un déversement d’eau aux conséquences incertaines. Ce déferlement à la fois libérateur et dévastateur arrive sous la forme d’un long monologue que Jianbo délivre à sa mère inconsciente dans une chambre d’hôpital. Celui-ci est autant une liste de son ressentiment qu’un état des lieux de la condition féminine dans un pays où toute échappée au schéma traditionnel est encore brandi comme un stigmate honteux ou pathétique, y compris par sa propre famille. Le personnage, jusqu’ici assez passif, donne alors libre cours à ses émotions et réhabilite son père en soulignant l’incapacité de sa mère à lui avoir donné de l’amour. Elle se dégage ainsi du lien maternel, en étant certaine d’avoir le dernier mot, cette fois-ci.

Le film aurait pu s’arrêter là mais se poursuit encore quelques minutes dans une séquence onirique plutôt touchante mais maladroite et étrangement peu subtile. Par ailleurs, certaines lacunes dans le développement des personnages donnent une sensation d’inachevé. La témérité de la fille dans son cadre professionnel est maintes fois adressée sans jamais être exploitée alors même que ses choix personnels s’en font un contraste saisissant. De même, sa tendance à l’auto-destruction, notamment dans sa relation avec les hommes, donne lieu à quelques scènes qui semblent ouvrir des pistes narratives sur lesquelles on ne revient jamais. Enfin, en dehors de son bouleversant monologue sur le mariage, la grand-mère reste essentiellement une antagoniste. Davantage de nuances aurait ajouté à la pertinence du récit et à la réflexion sur la maternité. Ceci s’explique peut-être par la nature autobiographique assumée de la cinéaste qui penche alors davantage vers le point de vue de la fille mais fausse les perceptions. En dépit de ces quelques bémols, Spring Tide dresse avec brio la complexité du lien maternel, à l’épreuve des conceptions et des attentes de chacun. Après tant d’amertume et d’acidité, Yang Lina conclut avec une dernière image qui laisse entrevoir l’espoir d’un avenir porté par une génération moins renfermée et plus libre. L’espoir d’une génération d’individus vivant en société et non pour la société.

Claire Lalaut

Spring Tide de Yang Lina. Chine. 2019. Présenté au Festival Allers-Retours 2020.

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