Ressortie en salles d’un des grands films d’Imamura Shôhei, celui qui amorce la veine anthropologique de son oeuvre : La Femme insecte.
La Femme insecte met fin pour Imamura Shôhei à deux ans de mise au banc par la Nikkatsu. Il fallait bien ce temps pour atténuer l’ire du studio après le scandale provoqué par la charge virulente de Cochons et Cuirassés (1961), première vraie œuvre personnelle du réalisateur. C’est durant cette période d’inactivité qu’Imamura renoue avec son ami scénariste Hasebe Keiji qui lui présente le scénario de La Femme insecte. L’étude de société de Cochons et Cuirassés devient étude de caractère voire anthropologique dans une veine qui aura cours dans toutes les œuvres suivantes du réalisateur – et est contenue dans le titre original Nippon konchûki dont la traduction littérale est Chroniques ethnologiques du Japon. Imamura s’en imprègne dans son approche, alimentant son script des différences qu’il note entre les confessions d’une prostituée et celles de sa famille, lors de ses pérégrinations dans les bars où il se plaît à interroger les anonymes. A cela s’ajoutera des éléments de la vie personnelle de son actrice Hidari Sachiko, elle aussi « analysée » en profondeur par le réalisateur.
La Femme insecte traverse 40 ans de soubresauts de l’histoire du Japon, du début du siècle en passant par la Seconde Guerre mondiale pour finir sur la colonisation américaine d’après-guerre. Nous suivons sur cette période le destin de Tome (Hidari Sachiko), fille de la campagne qui va s’y appliquer à survivre coûte que coûte. Cette dimension ethnologique développe de manière neutre les aspects les plus curieux et/ou révoltants qui jalonne le parcours de l’héroïne. Cela commence par sa naissance de père inconnu dans un Japon rural à la sexualité décomplexée – Imamura innove d’ailleurs dans son approche sans tabou qui annonce le Pinku Eiga -, motif de rire plus que de morale lorsque son « père » sans doute pas biologique (Kitamura Kazuo) vient la déclarer à l’état-civil et provoque l’hilarité des présents au courant des mœurs légères de sa mère. L’acceptation de ce type de situation se ressent d’ailleurs dans l’amour inconditionnel que voue ce père simple d’esprit à sa fille au point d’entretenir une relation fusionnelle et quasi incestueuse source de quelques moments de tendresse primitive aussi étranges que dérangeants.
On pense notamment à cette scène où le père et Tome, désormais adolescente, dorment toujours ensemble, ce dernier ayant un geste équivoque pour aspirer un bouton sur sa jambe, et plus encore le moment où Tome adulte laisse ce père téter le trop plein de lait que son nourrisson ne veut pas boire. Ce regard distant n’empêche pas l’émotion mais Imamura se refuse à verser dans le mélodrame appuyé à la Mizoguchi pour dépeindre la soumission féminine déjà à l’ordre dans cette campagne. Dans un rapport resté profondément féodal, les familles incitent leurs filles à se donner aux propriétaires terriens pour subvenir à leurs besoins. Imamura l’illustre en comportement commun d’alors (d’autant que comme dans Cochons et Cuirassés ce sont les figures maternelles qui poussent à cet avilissement quand le père s’y oppose) et l’instant fatidique est filmé en plan fixe, sans effet, seule la photo en pénombre et masquant l’acte semblant témoigner d’une relative pudeur. Ce sont des choses qui arrivent, tout simplement. On est loin de la stylisation et du filmage du chaos qu’on trouvait dans Cochons et Cuirassés.
Toute la première partie voit donc Tome placée en victime tandis qu’en toile de fond le Japon s’écroule : séduite et abandonnée par un contremaître d’usine de fabrication d’armes d’où elle entendra le discours de capitulation de l’Empereur ; servante pour la maîtresse japonaise d’un GI américain. Le montage est également dénué d’effets ostentatoires, Imamura capturant des instants choisis dont il coupe les pics dramatiques de manière abrupte telle la mort accidentelle de cette fillette métisse ébouillantée. Il n’en témoigne pas moins d’une ironie cinglante, le chemin de la prostitution se faisant au travers d’une rencontre dans une secte moralisatrice et expiatoire comme il en fleurissait dans le Japon d’après-guerre. Servante dans une auberge dissimulée en maison close, Tome est plus ou moins volontairement livrée en pâture à un client. Là encore, une simple coupe fait passer et accepter ce nouvel état. La scène d’ouverture qui observait la marche d’un insecte représentait Tome qui traversera inexorablement les évènements avec pour objectif d’offrir une meilleure vie à sa fille.
Mais si cette association avec l’insecte témoigne de sa volonté imperturbable, il annonce aussi la déshumanisation de l’héroïne qui profitera des circonstances pour s’élever et devenir à son tour une redoutable mère maquerelle. La hauteur qu’adopte Imamura fait merveille pour signifier la bascule de Tome, au départ plus humaine et proche de ses « filles » mais qui deviendra progressivement aussi impitoyable et cupide que ses anciens persécuteurs. Même quand il se permet une stylisation plus marquée, ce côté froid demeure avec certaines ellipses se faisant en plan fixe façon roman-photo accompagnés d’une voix-off et « gelant » ainsi la portée dramatique de l’instant par ce même regard ethnologique. L’explosion de violence qui répète à son désavantage la propre trahison qui permit l’ascension de Tome semble encore plus brutale que si elle était filmée en mouvement, tout en observant cette agitation de façon presque clinique. L’empathie est pourtant bien là mais doit naître des attitudes et situations, Imamura nous laissant libre interprète en n’orientant pas sa mise en scène vers un jugement possible. Nul poids du destin et aucun lyrisme dans la progression dramatique, les personnages devançant ou subissant les évènements pour mieux les voir se répéter ou les surmonter dans la dernière partie où Nobuko (Yoshimura Jitsuko) semble emprunter le même chemin de dégradation que sa mère – au point de lui reprendre son ancien protecteur.
L’absence de mélodrame marqué sera autant synonyme de dégoût glacial (l’amant vieillissant étant particulièrement détestable) que de reconstruction symbolique du Japon à travers Nobuko. Puisque l’on n’est pas dans la tragédie, tout n’est pas forcément amené à se répéter et laisse chacun libre de ses actions. La froideur déterminée de l’héroïne (Hidari Nachiko, de l’innocence à la corruption morale, étincelle à tous les âges du personnage) imprègne certes le film mais en symbolise aussi la liberté d’être, de s’égarer et de se relever sans se soumettre à la fatalité. Imamura Shôhei idéalisait ce Japon rural dont il faisait des figures féminines des facteurs de son renouveau, c’est là toute la force et l’abnégation de La Femme insecte.
Justin Kwedi.
La Femme insecte de Imamura Shohei. Japon.1963. En salle le 30/05/2018.