À découvrir en salles le 21 mars, le documentaire Demons In Paradise de Jude Ratman, dresse un état des lieux d’un pays, le Sri Lanka, en pleine rémission après trente ans de guerre civile.
Demons in Paradise est l’émouvant autoportrait d’un homme, Jude Ratnam, auteur même du film, rescapé avec ses parents du sinistre « juillet noir » de 1983, où nombre de Tamouls furent massacrés par un groupuscule à la solde du gouvernement majoritaire cinghalais. A compter de ce génocide, la vie des Tamouls, peuple minoritaire au Sri lanka depuis la décolonisation du pays en 1948, se sera structurée autour de cette inquiétude, et bientôt la création d’autres groupuscules, parmi lesquels le LTTE, réunissant les tout aussi sanguinaires Tigres Tamouls. Le cinéaste, de son propre aveu, aurait pu suivre cette voie d’une rébellion se muant en nouvelle forme d’oppression, à l’encontre de tout ce qui ne répond pas à son idéologie extrémiste. Mais il optera pour la quête de pacification, devenant d’abord employé d’une ONG, qu’il quitte finalement en 2006, prenant conscience qu’il lui fallait d’autres outils pour mettre en lumière la réalité du pays. Ceux de l’art, du cinéma pourquoi pas.
Ratnam prend pour point de départ l’inquiétude d’entendre son fils de huit ans parler le tamoul à haute voix pour retracer son parcours depuis 1983. En donnant la parole à d’autres Tamouls ayant eux aussi échappé de justesse à la mort (on retient notamment les stigmates visibles des actes de guerre sur les corps de chaque membre d’un couple : l’homme n’a plus de jambes et la femme de nombreuses phalanges en moins), il ne remue pas le couteau dans la plaie mais aide les témoins de ces années noires à verbaliser enfin leur vécu. Même si au présent du film, à l’heure où la caméra les saisit dans ce qui est maintenant leur quotidien, entre misère extrême et confort tout relatif, la vie continue, la seule formulation d’un épisode particulier de la terreur donne la mesure de ce qui du passé ne s’efface pas, s’obstine à hanter corps, mémoires et lieux. Résurgence du trauma par le verbe ou la reproduction d’un geste certes déjà constitutif du Shoah de Claude Lanzmann et S21 de Rithy Panh, documentaires ayant fait jurisprudence. D’où qu’il soit à peu près impossible de ne pas y rattacher ce dernier film.
Mais ce qui fait le prix de Demons in Paradise, au-delà de toute comparaison, c’est sa forme évidente d’autoportrait évoquée plus haut. S’il n’est pas rare que le signataire d’un documentaire se mette lui-même en scène (Michael Moore pour le pire), rarement cette exposition aura semblé à ce point tenir lien d’engagement total dans son sujet. Ne cachant pas ses propres larmes, notamment lors de retrouvailles avec ceux et celles qui les ont accueillis et cachés, lui et sa famille, près de 35 ans plus tôt, revêtant sous nos yeux la tenue qui lui permit de passer presque inaperçu aux yeux des Tigres, et par là même échapper à la mort, il a l’honnêteté d’assumer sans filtre son propre traumatisme. Sa position, face à ses interlocuteurs, n’apparaît ainsi jamais comme celle, distanciée, du cinéaste ou de l’interviewer, mais d’un enfant du pays lui-même en recherche de réponses aux questions qui le poursuivent, par delà le temps et la fin « officielle » de la guerre. La grande beauté du film tient pour beaucoup à la perpétuation de ce principe d’égalité.
Sidy Sakho.
DEMONS IN PARADISE – Bande annonce officielle – En salles le 21 mars from Survivance on Vimeo.
Demons In Paradise de Jude Ratman. Sri Lanka. 2017. En salles le 21/03/2018.