Retour sur les courts-métrages de Bong Joon-ho (Festival EntreVues Belfort)

Posté le 19 décembre 2015 par

Retour sur les courts-métrages de Bong Joon-ho réalisés entre 1994 et 2004, tous visibles durant le festival Entrevues de Belfort 2015

De son premier court-métrage réalisé avec l’aide de ses amis du ciné-club qu’il a créé, et Influenza (2004) conçu dans le cadre du Jeonju Digital Project, Bong Joon-ho est devenu un réalisateur reconnu de par le monde, salué de toute part et qui fascine toujours autant à chacun de ses films.

dec2014shorts08

Il y a toujours quelque chose d’émouvant quand on voit naître un auteur sous nos yeux. Les trois premiers courts-métrages, White Man, The Memories In My Frame et Incoherence servent de tremplin à Bong, et nous donne les clefs de son œuvre, en moins d’une heure. Le temps de découvrir un univers bien distinct, mélange de cruauté, de burlesque et de poésie du quotidien.

De l’embryon White Man au plus maîtrisé Incoherence, on parcourt avec plaisir un univers fourmillant, oscillant sans cesse entre une certaine magie et une noirceur des plus dérangeantes. Au-delà de ses diverses expérimentations visuelles – le travail sur la profondeur de champ, le jeu entre l’image et la musique notamment – c’est l’essence même du cinéma qu’on retrouve. Une grammaire simple, une épure visuelle qui met en valeur le personnage, les jeux du corps, le propos aussi. Les films de Bong semblent évoluer comme le cinéma lui-même. Du balbutiant White Man, film adolescent sur la cruauté de la société coréenne, à la maîtrise formelle et scénaristique d’Incoherence, il y a l’art qui progresse, du cinéma forain aux pérégrinations de Buster Keaton ou Charlie Chaplin. C’est la simplicité du procédé et son exécution parfois presque expérimentale qui fascinent le plus. On observe le cinéaste apprendre, jouer avec sa caméra, avec ce que le medium peut apporter à son propos. On découvre également ses obsessions : l’horreur du quotidien, l’hypocrisie sociétale, les personnages qui ne cessent de fuir, de courir après des chimères, l’absurdité d’un pays qui ne tourne plus vraiment très rond, et un attachement à la nature. Tout est là ou presque, jusqu’à l’utilisation si particulière de la musique, qui vient souvent donner le la. Et c’est drôle, Dieu que c’est drôle.

vlcsnap-2015-12-15-10h30m50s949

L’humour qui parcoure les trois courts est irrésistible. Encore une fois, le cinéaste invoque le burlesque, de Max Linder à Charlie Chaplin. Mais on rit du pire parfois, de la noirceur qui est telle qu’elle en devient absurde. On rit de l’hypocrisie des personnages, de ces mensonges qu’ils se racontent à eux-mêmes. On rit devant un joggeur qui vole une bouteille de lait et l’offre à un vendeur de journaux, devant un col blanc qui joue de la guitare avec un doigt qu’il a trouvé dans un parking. Tout est là et on jubile. On sait qu’il deviendra un grand cinéaste, ce qui rend l’étude plus intéressante, mais même pris séparément de l’œuvre, les films restent passionnants.

En 2003, Bong raconte la petite histoire d’un homme et de son enfant, visiblement très pauvres, qui parient avec un vendeur qu’un œuf dur peut flotter. Sink & Rise marque un tournant dans la filmographie de l’auteur, parce qu’il insinue du fantastique dans le quotidien. Il continue de filmer la ville créant des monstres, mais cette fois-ci, au sens propre. Cet œuf géant, qui sort de l’eau du Han comme par magie, annonce le monstre de The Host réalisé trois ans plus tard. Ce virage spielbergien montre la mutation du cinéma de Bong en même temps que la société dans laquelle il évolue, mais aussi le changement dans la continuité d’un cinéaste qui ne cesse d’expérimenter, de créer. On continue de voir les grands noms du burlesque, de rester au plus près de l’absurdité de la vie et du quotidien, pourtant ce n’est plus tout à fait le même cinéma. Il y a une sorte de désespoir qui s’insuffle dans chaque plan, chaque regard, chaque note non-sensique, comme l’impression que le pire peut surgir à tout moment, mais que le réalisateur y croit encore un peu. Bong n’a pas encore envie de se laisser aller au cynisme total, ce qui peut-être arrivera en 2004 avec Influenza.

sink_and_rise_2_0

Réalisé avec une contrainte de budget propre au Jeonju Digital Project, Bong décide de filmer l’évolution d’un chômeur au travers du regard des caméras de surveillance de la ville. Procédé intéressant et qui renvoie à The Memories in My Frame, travail sur l’image passionnant. On va suivre sur plusieurs années la chute d’un homme, de sa perte de travail à l’errance, jusqu’à l’impensable. L’œil n’est pas celui du réalisateur, ou pas vraiment. Les caméras de sécurité semblent tellement neutres en apparence que c’est bien vers nous, spectateurs, que Bong se tourne. La violence se déchaîne, sans que ceux qui évoluent également dans les plans ne fassent quoi que ce soit. Les coupables sont partout. Cette homme qui ramasse les billets de banque après l’agression d’une vieille femme, ou celui qui continue à manger pendant qu’un homme se fait tabasser dans une boutique. Bong n’y croit plus, ou ne semble plus y croire. Cette société est malade, les caméras de sécurité ne détournent pas leurs regards, tandis que les passants n’osent plus regarder. Il va très loin dans le cynisme, parfois jusqu’à l’insoutenable. La réalité frappe très fort avec ce procédé et l’expérimentation visuelle devient passionnante. Les caméras multiplient les mouvements, les splits screens, créant une dynamique incroyable, renforçant souvent la violence de ce qui se passe à l’écran. Dans Influenza, les monstres ne se cachent plus du tout, mais continuent d’agir à la vue de tous.

Les cinq courts proposés montrent la magnifique évolution d’un auteur qui se renouvelle tout en insufflant ses obsessions avec brio. Des premières expérimentations à une symbiose parfaite du fond et la forme. Bong Joon-ho est un grand auteur et ses courts-métrages demeurent une pièce de choix.

Jérémy Coifman.

White Man (1994), The Memories In My Frame (1994), Incoherence (1994), Influenza (2004).

Intégrale Bong Joon-ho, présentée au 31ème EntreVues Belfort – Festival International du film 2015. Plus d’informations ici.