Et voilà notre premier week-end cannois terminé. Sous un soleil de plomb, au milieu des festivaliers massivement rassemblés autour et dans le Palais, on a essayé tant bien que mal d’accéder aux séances espérées, avec plus ou moins de réussite. Si bien qu’au bout de deux jours, je n’ai toujours pas vu le moindre film asiatique. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, puisque j’ai parcouru les couloirs du Marché du Film pour tenter de visionner la suite de très bon SPL, le nouveau Sono Sion, TAG, ou encore le dernier film du coréen Ryoo Seung-wan, Veteran. Malheureusement, ce fut à chaque fois couronné d’un échec, avec en guise de réponse, les deux mots anglais les plus énervants de la langue anglaise : « Buyers Only ». Je me suis donc rabattu sur les films de la Compétition, là où mon badge me permet un peu plus de latitude.
Comme souvent à Cannes, les films présentés sont soumis à l’épreuve de l’applaudimètre, avec dans le meilleur des cas, une standing-ovation, et dans le pire, de longs et cruels sifflets. Et il arrive parfois que l’on soit en total désaccord avec la réception du public. Ce fut le cas, par exemple, pour le dernier Gus Van Sant, La Forêt des songes, qui a subi la fronde des festivaliers, sans doute déçus de voir un si grand réalisateur nous servir un aussi petit film. Mais une fois la déception passée, l’objet n’a rien de honteux. C’est un pur mélodrame hollywoodien, avec en toile de fond, cette escapade rédemptrice dans la forêt japonaise d’Aokigahara. Alors oui, Gus Van Sant accumule les lieux communs et les fautes de goût, débite un discours d’une naïveté confondante, et nous apprend que pour connaitre une personne, il suffit de lui demander sa couleur préférée, sa saison préférée et son livre préféré, mais malgré tout, un certain charme se dégage de l’ensemble, et le couple McConaughey-Watts, dont l’histoire est dévoilée au fil des nombreux flashbacks, fonctionne parfaitement.
A l’inverse, je n’ai pas été emballé plus que ça par l’histoire d’amour entre Cate Blanchett et Rooney Mara dans le nouveau long-métrage de Todd Haynes, Carol, qui a conquis le cœur des cannois. Avec son image rétro léchée, son élégance raffinée et son casting magnifique, ce mélodrame délicat avait tous les ingrédients pour nous emporter. Mais à force de jouer sur la retenue et la subtilité, à force de ressortir pendant près de deux heures la même idée de mise en scène, Carol perd sur tous les tableaux. C’est froid, artificiel et surtout, Haynes ne maitrise aucunement sa narration. Le temps ressenti paraît alors beaucoup plus long que la longueur réelle du film, et toute la puissance émotionnelle dégagée par la passion entre Carol et Thérèse est tuée dans l’œuf par des baisses de rythme rédhibitoires.
On continue avec un autre film de la Compétition qui a reçu un accueil plutôt tiède alors qu’il propose une réflexion intéressante sur la manière de filmer les camps de concentration dans une fiction, soit un sujet qui a toujours fait polémique. Le Fils de Saul, de László Nemes, suit le cheminement personnel de Saul, un prisonnier juif devenu Sonderkommando au sein du camp d’Auschwitz. Affecté aux basses besognes, il parcourt les lieux tel un fantôme jusqu’au moment où il croit reconnaitre son fils parmi les cadavres gazés par les nazis. Il choisit alors de tout faire pour lui offrir une sépulture descente. En faisant le choix d’enfermer ses personnages dans de longs plans-séquences serrés par un 4/3 suffocant, le cinéaste joue astucieusement sur le floue ou le hors-champ pour signifier l’innommable. A ce titre la séquence d’introduction et la scène centrale d’exécutions dans les fosses instillent en nous une terreur absolue. En sortant de la salle, on a juste qu’une seule envie : prendre une bonne bouffée d’air cannoise.
Les deux derniers films en Compétition vus ce week-end sont sans doute ceux qui m’ont le plus ému pour l’instant, le plus fait rire aussi. La figure de la mère au cinéma, telle qu’elle est représentée dans Mia Madre de Nanni Moretti ou Plus fort que les bombes de Joachim Trier, apporte souvent de grands bouleversements, aussi bien chez les personnages que chez les spectateurs. Parce que ce sont des histoires qui se rapportent à notre propre expérience, notre propre réalité, et qui nous touchent directement en plein cœur.
Dans Mia Madre, la réalisatrice interprétée par l’excellente Margherita Buy est au bord de la dépression. Alors que sa mère est gravement malade et a besoin de tout le soutien possible, elle doit composer avec le tournage difficile de son prochain film, dépassée qu’elle est par les évènements. Elle doit en plus gérer l’acteur américain capricieux et imprévisible joué par John Turturro. Heureusement elle peut se reposer sur son frère interprété par Nanni Moretti lui-même. La force du film est de savoir tenir un équilibre salvateur entre les moments pesants et les moments plus légers. Moretti capte avec une infinie justesse cette pression insoutenable qui ensevelit la réalisatrice, tout en lui laissant à chaque fois la possibilité de relever la tête, notamment grâce à son propre personnage, mais également à celui de John Turturro, aussi exaspérant dans ses crises de colère qu’hilarant lorsqu’il lâche les chevaux pour détendre l’atmosphère. C’est beau, c’est sincère, et c’est surtout une belle déclaration d’amour à toutes les mamans du monde.
La mère a aussi une place importante dans Plus fort que les bombes. Grande photographe tragiquement décédée dans un accident de voiture, le personnage interprété par Isabelle Huppert laisse sa famille dans l’expectative, emportant avec elle de lourds secrets. On comprend vite que ce n’est pas qu’un simple accident, et que trois ans après, le socle familial est totalement rompu. Le père (émouvant Gabriel Byrne) n’arrive plus à communiquer avec son fils cadet (Devin Druid, véritable révélation) et n’ose pas lui révéler les véritables circonstances de la mort de sa mère. Le frère ainé lui (Jesse Eisenberg, plutôt en retrait mais toujours aussi brillant), vient d’avoir un enfant, mais se réfugie chez son père, n’osant assumer ses propres responsabilités. A travers cette famille disloquée, le prodige Joachim Trier, déjà à l’œuvre sur les formidables Nouvelle Donne et Oslo, 31 août, explore à nouveau ses thèmes de prédilection, tels le spleen adolescent, le deuil, le manque, ou encore le sentiment de perdition, en se reposant sur un système narratif bien plus complexe qu’auparavant. La sophistication de la mise en scène enlève peut-être un peu de charme à l’ensemble, mais elle offre un développement surprenant, en jouant sur la multiplicité des points de vue. Les regards et les voix se mélangent alors dans un maelstrom mélancolique, où chaque personnage tente de transmettre ses sentiments à un autre. On ressort de la séance avec une sensation étrange, mais aussi l’envie immédiate de revoir le film pour y déceler toutes ses aspérités.
Après ce week-end bien chargé, je vais enfin pouvoir entamer mon programme asiatique, puisque, sauf problème de dernière minute, j’irai voir du côté de la section Un Certain Regard pour découvrir les nouveaux films d’Apichatpong Weerasethakul et de Kurosawa Kiyoshi. J’ai déjà hâte de vous en parler.
Nicolas Lemerle.
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