Voyage à Vesoul, escale au Kazakhstan, partie 1

Posté le 11 avril 2015 par

Du 14 février au 21 avril 2012, le FICA de Vesoul a mis à l’honneur une cinématographie méconnue en organisant son Focus sur le Kazakhstan. Retour sur cet événement à l’occasion de la sortie en DVD le 7 avril 2015 d’un des meilleurs films de la nouvelle vague kazakh : Leçons d’harmonie d’Émir Baigazin.  Compte-rendu en trois temps de ce formidable Regard sur cinéma du Kazakhstan : 1938 – 2011. Aujourd’hui, Yannik Vanesse nous conte son périple à Vesoul et ses découvertes.

Tout d’abord, un peu d’histoire.

Le Kazakhstan n’est pas un pays qui a eu beaucoup de chance. Vaste et peuplée de clans nomades, cette contrée, coincée entre la Russie et la Chine, intéresse les deux superpuissances. Mais c’est la Russie qui la récupère mi-1800. L’URSS force plus tard le Kazakhstan à se sédentariser (ce qui crée une famine effroyable), y place ses goulags et, évidemment, y impose le stalinisme.

Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que le cinéma ne soit pas la priorité première de ce pays. C’est donc très tardivement, en 1938, que naît le premier film officiellement kazakh. Ce film, c’est Amangeldy de Moisy Levin, que je n’ai hélas pas vu mais qui fut diffusé au FICA. D’ailleurs, bien qu’officiellement kazakh, la plupart de l’équipe à l’époque était Russe et le film tourné dans cette langue. Même par la suite, les films,  qui n’étaient pas tournés directement en russe, furent souvent  post-synchronisés dans cette langue. La version kazakh n’étant parfois même pas conservée. Ce ne fut heureusement pas le cas, par exemple, de La Jeune fille de soie de Sultan Khodzhikov (1970), même si quelques phrases en kazakh s’entendent de-ci, de-là.

La jeune fille de soie

Ce film fut ma première percée dans l’univers du cinéma du Kazakhstan, que je faillis rater car il affichait complet. SuperBastian intervint cependant, et heureusement, tant La Jeune fille de soie évoque la plupart des thèmes qui font la force de ce cinéma si passionnant. Si l’histoire est assez classique, parlant de guerres de clans, de quête pour la paix et d’un amour impossible entre deux membres de clans ennemis (avec, évidemment, un vil rival incarné par un acteur très charismatique, grand nom du cinéma kazakh, j’ai nommé Asanali Ashimov), elle brasse bien d’autres choses. L’unité – et son absence – est ainsi au cœur de ce film, de même que le rôle de la femme dans la société. Ici, le personnage central féminin est un personnage fort, intelligent et d’une grande beauté, mais prêt à se sacrifier pour protéger son clan. La réalisation y est importante et déstabilisante au début. La caméra semble parfois bouger sans but, s’attarder en gros plan sur des éléments du décor, mais finalement tout est justifié, et la réalisation use de métaphores pour décrire les sentiments des personnages, de la guerre ou d’autres choses.

Matinée agitée

Si, quand est réalisé ce film, Staline n’est plus, la liberté n’est pas encore de mise et chaque scénario est lu et relu, il n’est pas surprenant de voir fleurir des films patriotiques, glorifiant les héros du peuple. Cependant, derrière cette apparence, certains réalisateurs parviennent à s’exprimer et à critiquer le régime en filigrane. C’est le cas du passionnant Matinée agitée d’Abdulla Karsakbaiev (1966). Ce film débute par un message annonçant qu’il est tourné à la mémoire d’un célèbre héros bolchevique. Et pourtant… Cet eastern (western oriental) est aussi patriotique qu’un western spaghettienvers les Américains. Le métrage raconte la chasse obsessionnelle dudit héros (l’acteur y est charismatique, magnifique en diable) poursuivant un dénommé Junius. Mais, Kazakh lui-même et ancien compagnon de Junius, Tokhtar (ledit héros) n’a pas la confiance de sa hiérarchie, qui finit par l’emprisonner dans la même cellule que son ennemi. Cette œuvre, magnifique, rude, âpre, ose une fin déstabilisante, à l’ironie glaçante qui a dû à l’époque faire grincer quelques dents.

On m’appelle Koja

Même les films pour enfant, comme On m’appelle Koja, du même réalisateur, ne se révèlent pas si innocents que cela. Koja est un enfant mignon qui,  tel un Bart Simpson, aime ennuyer son entourage. Mais derrière cela, nous découvrons un questionnement sur la place de l’enfant au sein d’un environnement rural. Son père a disparu et, dans cette ambiance, ce pauvre Koja essaie de se trouver. Un homme, désirant vivre avec sa mère, ne fait cependant pas preuve de la séduction la plus élémentaire, mais il s’efforce simplement de la convaincre qu’elle a besoin d’un homme chez elle, comme si cette situation était la source de tous les problèmes de Koja. La solution n’est évidemment pas si simple et il ne suffit pas de donner un père de substitution à Koja pour qu’il « rentre dans le rang ». Mais il semble qu’une femme ne puisse pas vivre  et élever un enfant seule.

Terminus

La place de la femme souvent présente dans ce cinéma, nous la retrouvons également au cœur d’un film comme Terminus. Ce métrage est un film précurseur de  la « nouvelle vague » du cinéma kazakh, mouvement inspiré de la « nouvelle vague » française, et plus ou moins artificiellement créé. En effet, quelques jeunes réalisateurs, comme Rachid Nougmanov (dont l’Aiguille a été adoré par mes collègues), ou encore Serik Aprymov (le réalisateur du fameux Terminus), profitèrent d’un festival moscovite pour présenter leur film. Hélas,  ils n’attirèrent pas de spectateurs, et, afin d’intéresser la foule, ils lancèrent cette fameuse nouvelle vague, se présentant en porte-parole dudit mouvement. Et non seulement cela marcha, mais leur film, révolutionnaire, inspirèrent de nombreux autres réalisateurs par la suite.

Terminus, donc, ose dire qu’il est possible de ne plus se sentir chez soit… chez soit. En racontant l’histoire d’un jeune homme retournant dans son village après son service militaire, il dresse un portrait sans concession du paysage rural kazakh, avec des femmes-objets (cette scène où un ami du héros essaie de le convaincre de lui prêter sa conquête est effroyablement dérangeante) dont le seul rôle est d’entretenir la maison et servir d’objet sexuel. Les hommes s’y révèlent mesquins et désœuvrés, donnant au héros l’irrépressible envie de partir ! Certes, le rythme y est lent, mais cette lenteur finit par engluer le spectateur jusqu’à la fascination. Un film passionnant et dérangeant en diable de par le portait que dresse son auteur de son pays.

Le Balcon

Nous le voyons, la campagne est souvent mise en avant dans ce cinéma, à tel point qu’on en vient à se demander si des villes y existent. Certes les Kazakhs sont à la base des nomades, mais ils se sont sédentarisés depuis longtemps. Peut-être est-ce le fait qu’au départ, cette sédentarisation ait tant été forcée par l’URSS que ces cinéastes préfèrent filmer des petites communautés, laissant ainsi poindre la nostalgie du passé. Arrive alors Kalykbek Salykov qui nous fait découvrir Le Balcon. Ce film à la réalisation magnifique, avec au début, des plans subjectifs du docteur se remémorant son passé (le film est un long flashback), dépeint une ville, et surtout une société. À travers les yeux de son adolescence désœuvrée et versant dans la petite criminalité (on pense, toute proportion gardée, à la première partie de Il Etait une fois en Amérique), il met en scène la fin du stalinisme, une société surveillée, violente, où les gens cherchent leur place. Les adolescents, héros de l’œuvre, essaient de s’y retrouver, tout en tentant d’appréhender les peurs et les motivations des adultes de leur quartier, dans une société quasi incompréhensible pour eux, avec ses lois et ses abus. La fin est d’ailleurs magnifiquement allégorique, montrant la fuite en avant de toute une génération (comme celle du réalisateur et de ses amis, 30 ans plus tard), qui veut s’arracher au passé, tout en ne sachant pas vers quoi ils courent. Cette évasion dans le brouillard termine ce film génial d’une manière magnifique et déstabilisante mais passionnante. Une fin osée pour un métrage visionnaire et maîtrisé !

Ermek Shinarbaiev

Mais le cinéma kazakh n’est pas que politique ! Le prouve le sublime et époustouflant métrage qui a clos ma découverte de cette filmographie passionnante. Ermek Shinarbaiev (connu pour être le réalisateur de Ma Vie sur le bicorne, que j’ai hélas raté durant cette rétrospective vésulienne) nous a fait découvrir son dernier film, Lettres à un ange. Ce film, loin de coller à certains de ses prédécesseurs en ce qui concerne le rôle de la femme dans la société, dépeint une personnalité féminine forte et fascinante. Lettres à un ange en est le portrait, troublant et ambigu empli d’une telle sensualité qu’elle happe le spectateur, le projetant dans ce métrage. Il continue à le hanter bien après la fin de la projection, comme cette femme continue à hanter son auteur. L’histoire, c’est celle de Gulnara, seul personnage ayant un nom, tous les autres n’étant cités que par leur fonction. Gulnara rencontre un écrivain, le fait entrer chez elle en échange d’une histoire. Les deux vont passer la nuit à faire l’amour et à se raconter des histoires plus ou moins fictives, Gulnara se basant sur une ancienne relation amoureuse très forte, l’écrivain extrapolant pour finir les histoires de la belle. La conclusion du film et des histoires est ambiguë et nous pousse à nous interroger sur la nature profonde de Gulnara.

Ce magnifique métrage, à la beauté plastique fabuleuse, était présenté par Ermek Shinarbaiev, qui s’est plié au jeu des questions-réponses à la suite du film. Cependant, il posait autant de questions sur son œuvre que les spectateurs car, ayant rêvé de Gulnara, il s’est révélé aussi perplexe que nous quant à sa nature. Un échange passionnant donc, pour un film inoubliable, qui a conclu mon passage trop court à Vesoul et m’a donné envie de découvrir les autres films de cette sélection.

Yannik Vanesse.

À lire :

Voyage à Vesoul, escale au Kazakhstan, partie 1

Voyage à Vesoul : escale au Kazakhstan, partie 2

Voyage à Vesoul : escale au Kazakhstan, partie 3