Voyage à Vesoul, escale au Kazakhstan, partie 3

Posté le 16 avril 2012 par

Pour terminer notre tour d’horizon de l’excellent « Regard sur cinéma du Kazakhstan : 1938 – 2011« , organisé lors de l’édition 2012 du FICA de Vesoul, retour sur la sélection, film par film.

Amangeldy de Mosei Levin (1938)

Voilà un petit bijou historique, qui a comblé les cinéphiles complétistes en leur permettant de découvrir, éblouis, le premier film kazakh. Amangeldy, daté de 1938 (et bien daté plastiquement et idéologiquement parlant) est cependant encore sous une évidente influence soviétique, tant devant que derrière la caméra. Aux commandes de ce pur film de propagande, on trouve ainsi Mosei Levin, un réalisateur de Leningrad, qui assure une commande de Moscou. Mais que l’on se rassure, les acteurs sont quand à eux bien kazakhs. Tout comme le scénario, qui fait cependant preuve d’une totale allégeance  à l’idéologie du grand frère russe. On nous conte ainsi l’épopée du fier Amangeldy, personnage historique que la propagande transforme en une sorte de Lénine kazakh idéalisé. Voilà un fier paysan, luttant aux côtés de ses frères bolcheviks contre les vils émissaires du tsar et le fourbe gouvernement de transition. La naïveté du propos donne cependant un charme désuet à ce film d’aventure simpliste et guilleret, que l’on regarde comme une belle curiosité. C’est donc la première et précieuse pierre d’une riche cinématographie, même s’il y a encore du chemin à parcourir pour arriver à l’affirmation des années 60, à la grandeur épique de La Chute d’Otrar (1991) ou au vent de liberté formel de la nouvelle vague kazakh.
Victor Lopez.

Les Chants d’Abai de Grigori Rochal (1945)

Le célèbre poète kazakh Abai noue une amitié avec un scientifique russe exilé, Nifont Dolgopolov. Sous l’influence de cette amitié, se développent les idéaux civilisateurs d’Abai. Lorsque son meilleur élève, Aidar, est accusé d’avoir enfreint les lois ancestrales par amour, Abai décide de prendre sa défense. Le film est une adaptation du roman du célèbre écrivain kazakh Moukhtar AouezovAbai, dont il a lui-même tiré le scénario. Le film reprend des épisodes de la vie du grand poète Abai Kounanbai (1845-1904). Il s’agit du premier film du cinéma national kazakh produit dans le studio national de fiction et de documentaire. Tourné pendant la guerre, le film se distingue de l’essentiel des productions cinématographiques de l’époque, car il ne s’agit pas d’un énième film militaropatriotique, prônant l’effort de guerre.
Eugénie Zvonkine.

L’épopée d’une mère d’Alexandre Karpov (1963)

L’action se déroule pendant la Seconde Guerre Mondiale. L’héroïne dont le fils est au front est analphabète, elle ne sait ni lire, ni écrire. Mais comme le seul moyen d’avoir des nouvelles du front est de lire les lettres du front, elle apprend à lire et devient même facteur. Nombreux sont ceux qui reçoivent de dures nouvelles apportées par elle. Il s’agit d’un film typique pour les « cinéastes-lieutenants », ceux qui ont fait leurs études cinématographiques après avoir fait la guerre. Le film s’inscrit dans une série d’oeuvres qui tentent au moment du dégel de repenser cette période de leur histoire. L’Epopée d’une mère obtient un prix au Festival de Karlovy Vary en 1964.
Eugénie Zvonkine.

La Terre des pères de Chaken Aïmanov (1966)

Un vieil homme décide de retrouver le corps de son fils, un soldat kazakh mort au combat quelque part en Russie, afin de le ramener et l’enterrer sur la terre de ses ancêtres. Lui et son petit fils traversent le pays et découvrent la dure réalité de la guerre. Ainsi que chez la plupart des cinéastes de cette période, on sent dans La Terre des pères une évidente influence du néo-réalisme italien. Mais ce qui apparaît de manière encore plus frappante, c’est le refus de l’image du héros classique : le temps n’est plus au héros justicier, déterminé et fort. Le film commence par le constat de la mort du héros. Un grand père et son petit-fils partent récupérer le corps de leur père et fils mort à la guerre pour l’enterrer au Kazakhstan. Le film se construit donc sur cette absence fondamentale. Comment faire alors advenir un nouveau héros ?

Eugénie Zvonkine.

La Fin de l’Ataman de Chaken Aïmanov (1970)

L’histoire de la liquidation des forces blanches de l’Ataman Doutov. Son enlèvement, projeté par la Tchéka, est confié au chef de la milice locale Kassymkhan Tchadiarov, qui se fait passer pour déserteur. Asanali Ashimov raconte : « C’est le dernier film de Chaken Aimanov, pour ainsi dire, le cri de son âme. Pour moi c’est une véritable épopée ; sur le film ont travaillé les meilleurs acteurs et techniciens de l’époque. Les amitiés qui se sont nouées entre nous pendant le tournage durent encore aujourd’hui. Tous sont devenus des personnalités connues du cinéma kazakh de l’époque. (…) Dans les années soixante-dix, le studio traversait une période que j’appellerais l’époque de la renaissance. »

Eugénie Zvonkine.

L’Aiguille de Rachid Nugmanov (1988)

Ma vie sur le bicorne d’Ermek Chinarbaev (1989)

Ma vie sur le bicorne d’Ermek Chinarbaev a reçu un Léopard d’or à Locarno en 1993. Deux jeunes âgés de vingt ans se roulent des joints dans un petit appartement d’Almaty, doucement penchés l’un vers l’autre. Ils rient de façon très complice, jusqu’à ce que l’un deux murmure un poème dont il est l’auteur… Pendant tout le film, on croit suivre la déchéance d’un jeune kazakh par sa polygamie, sa paresse contagieuse, ses différentes addictions… Il n’en est rien. Comme l’un des deux jeunes le dit dans le long métrage « le plaisir de la vie est dans la vie elle-même ». Il continuera tout le long du film à se chercher soi-même à travers divers expériences (y compris une tentative de suicide) en prenant viscéralement son pied en écoutant de l’opéra et écrivant des poèmes, créant ainsi un paradoxe entre l’art et le plaisir qu’il procure. Tout cela dans le but de prendre du plaisir à la vie sans aucune considération sur la réalité qui l’entoure. Un film qui fait réagir sur nous-mêmes et nos désirs.
Julien Thialon.

Effleurement d’Amanjol Aituarov (1989)

Drôle d’errance que celle de l’Effleurement. Celle d’une jeune et belle aveugle à travers les steppes du Kazakhstan au 15ème siècle. Pourtant, le film d’Amanjol Aitouarov n’est pas un film historique, ni une reconstitution, comme on peut le penser au premier abord. C’est d’abord un film fantaisiste, jonglant entre éléments quasi fantastiques (la vieille sorcière) et des rencontres plus que brutales (le violeur, le chef du village) rappelant des monuments du genre comme Conan le Barbare de John Milius par exemple. Dans cet univers sans pitié, l’amour naîtra entre deux personnes complètement opposées. De cet amour découleront des évènements totalement inattendus. D’une beauté renversante et d’une poésie de tous les instants, ce voyage initiatique touche. Un film sensoriel, atmosphérique, où le paysage kazakh est sublimé. Puis il y a cette fin fascinante, changeant le film de dimension. Un superbe épilogue.
Jérémy Coifman.

La Chute d’Otrar de Ardak Amirkoulov (1991)

Réalisé par Ardak Amirkoulov, La Chute d’Otrar (1991) est son premier long métrage, qu’il se voit confier alors qu’il n’était encore qu’étudiant. Tout au plus avait-il réalisé un court-métrage avant cela (Le chasseur en 1983) puis étudié au VGIK avec Serguei Soloviev, mais dès son premier essai, une longue fresque médiévale de presque 3 heures, le réalisateur livre un chef d’œuvre, rien de moins.
Le film relate la chute de la ville d’Otrar, berceau de la civilisation kazakh, détruite par les hordes de Gengis Kahn au XIIIe siècle. L’histoire suit le personnage de Kiptchak Ounjou (Dokhdurbek Kydyraliyev, au charisme digne de Charles Bronson) qui sera témoin des tensions et rivalités qui déchirent le peuple musulman et qui causeront la chute de la ville, écrasée par les mongols. Il est curieux de constater que la fresque guerrière a subi un déclin flagrant en quelques décennies en Occident. Là où le genre était particulièrement présent jusque dans les années 90 avec des petits classiques tels que Braveheart et Robin des bois, prince des voleurs, il faut aujourd’hui se tourner vers les films d’heroic fantasy si l’on désire contempler d’épiques batailles au fer. D’un autre côté, le genre bat son plein en Asie, notamment en Chine où les wu xia pian ressemblent aujourd’hui plus à de rudes batailles militaires qu’aux gracieux combats à l’épée de King Hu.
Qu’attendre alors d’un film médiéval kazakh ? La principale influence qui saute au yeux pour le cinéphile non averti (c’est à dire un cinéphile dont la culture en cinéma russe ou soviétique se limite à quelques films d’Eisenstein, Vertov, Tarkovski, Kalatozov ou Sokourov), est probablement Ivan le terrible, et là encore, il serait très réducteur de limiter un film tel que La Chute d’Otrar au classique d’Eisenstein. Car avec un pays tel que le Kazakhstan, au croisement des cultures slaves, mongoles et musulmanes, le film trouve également des influences diverses. Formellement, Amirkoulov livre un film d’une splendeur comparable aux adaptations shakespeariennes d’Orson Welles, alliant la beauté formelle à la grandeur théâtrale qui faisaient les qualités de ces films. Le réalisateur donne différentes teintes à ses scènes (noir et blanc, sépia, couleurs), et fragmente son récit de manière épisodique, donnant à ressentir une longue série de conflits qui mèneront à la fin de la cité. Si la première partie du film, en grande partie filmée en intérieur (cela pourrait être un film de château) fait grandement penser à Welles, la suite nous plonge dans une odyssée aride plus spirituelle mais également plus riche en batailles et scènes de violence. On trouve alors une crudité digne de La chair et le sang de Verhoeven et des élans poétiques et philosophiques qui préfigurent Le 13e guerrier de McTiernan. Si avec ces références vous n’êtes toujours pas tenté, il va vraiment falloir remettre en question vos standards cinématographiques !
Anel Dragic.

La Biographie d’un jeune accordéoniste de Satybaldy Narymbetov (1994)

Un petit village minier du Kazakhstan au sortir de la seconde guerre mondiale où la vie semble s’écouler paisiblement. On y suit Eksen un enfant d’une dizaine d’années, entre errances dans les rues de son village et découvertes incongrues. Le long métrage de Satybaldy Narymbetov, tiré de sa propre nouvelle, est pittoresque dans le bon sens du terme. Elle nous offre dans un premier temps une belle balade dans ce village. On découvre peu à peu les habitants, l’épicier, le représentant de l’ordre, l’enfant prodigue qui revient. On passe du burlesque à l’absurde en un clin d’œil. Cette vision de l’enfance n’est pas sans rappeler le cinéma de François Truffaut. La principale réussite de La Biographie d’un jeune accordéoniste est sa subtilité. Narymbetov parle de la situation de son pays, tout en douceur, sans forcer. En résulte une ambiance assez incroyable. La cruauté et la dureté de certaines situations (le statut des parents d’Eksen par exemple) sont abordées à hauteur d’enfant, rendant les situations émouvantes et cocasses à la fois. Narymbetov, à l’instar d’Amirkoulov pour La Chute d’Otrar alterne noir et blanc et couleur, idée du passé pour l’un et du futur pour l’autre, deux thèmes au centre du film. Malgré la bonne humeur, les rires d’enfants et les notes festives d’accordéons, les fulgurances dramatiques nous ramènent dans une triste réalité.
Jérémy Coifman.

Schizo de Guka Omarova (2003)

Schizo de Gulshat Omarova propose un double visage du cinéma kazakh. Dans les steppes du Kazakhstan, au début des années 1990, Schizo narre le destin d’un jeune garçon, interprété remarquablement par Olzhas Nusupbaev, taciturne en proie à la violence et à la misère d’un monde dans lequel il trouvera refuge auprès d’une jeune femme et de son fils. Dans la première partie du film, le jeune garçon à l’esprit tourmenté va être formé (on pourrait plutôt dire manipulé) par l’amant de sa mère pour recruter des boxeurs pour la mafia locale. Jusqu’à ce qu’il aille annoncer à une femme que son mari est mort dans l’un de ces combats truqués, la laissant remplie de dettes avec un fils en bas âge. Ce passage marque le tournant du film, où la poésie puis l’amour prennent place avec ses moments de séduction, de sensualité et d’amour maladroit. Cependant, pour arriver à recevoir cet amour, Schizo va redoubler d’inventivité et de double jeu pour ramasser le pactole afin de satisfaire sa dulcinée. Evidemment, tout ne se passe pas comme il le souhaite et les évènements vont tourner de manière si dramatique qu’on arrivera au meurtre du beau-père. Au  final, on est agréablement surpris par le choix de ce long métrage dans cette sélection vesulienne quelque peu déprimante. D’une part, le happy end est l’un des rares des 90 films proposés, remontant inconsciemment notre moral. De l’autre, même si la nouvelle vague du cinéma kazakh est très vite retombée, on ne peut qu’admirer le culot de cette jeune réalisatrice, qui, pour son premier long métrage, dépeint  admirablement le paysage kazakh contemporain.
Julien Thialon.

L’île de la renaissance de Roustem Abdarachev (2004)

L’île de la renaissance, c’est surtout la naissance d’un regard poétique : celui de Rousten Abdarachev, plus connu pour son troisième film datant de 2008, Un Cadeau pour Staline. Il distille dans ce premier essai un regard poétique et nostalgique sur l’enfance, en filmant un amour de jeunesse inspiré d’un poème de son père,  Zharaskan Abdrachev, auquel le film est dédié. Voilà donc un film éminemment personnel, où l’on ne sait dans quelle mesure les impressions personnelles se fondent dans une trame fictionelle ou collective. Si l’on se perd souvent dans les méandres rêveuses du film auxquelles on n’est pas toujours sûr de pleinement adhérer, on peut être sensible à l’indicible beauté cotoneuse de certaines scènes, en suivant dans un état semi-comateux les aventures vivantes, réalistes et iréelles, de cette jeunesse sacrifiée.
Victor Lopez.

Chouga de Darejan Omirbaev (2007)

Chouga est belle, riche et aimée. Elle a trente ans et vit à Astana, la nouvelle capitale du Kazakhstan. Son mari est un scientifique célèbre, d’une soixantaine d’années. Elle a un fils de sept ans. Son frère et son épouse vivent à Almaty. Leur couple se déchire et, à la demande de son frère, Chouga les rejoint pour tenter de les réconcilier. Elle rencontre alors Ablaï, un jeune homme riche et oisif pour lequel elle éprouve une vive attirance. De retour à Astana, Chouga tente de résister à cette attraction sensuelle dont elle pressent l’issue dramatique. Chouga est librement adapté du roman de Léon Tolstoï Anna Karenine. Ce film, peut-être l’un des plus beaux de Darejan Omirbaev, parvient avec brio à raconter à travers un récit de la littérature classique les déchirements du Kazakhstan contemporain. Les capitales du pays, l’ancienne et la nouvelle, en sont des personnages à part entière. Les héros du film, pris dans les filets de leurs destins, ne font qu’obéir à ce que leur environnement semble exiger d’eux.

Eugénie Zvonkine.

Sunny Days de Nariman Turebaiev (2011)

Il se lève, se brosse les dents, boit une tasse de thé et sort de son appartement : un matin ordinaire chez un homme ordinaire. Mais ce qui l’est moins, c’est le fait que le tube de dentifrice est presque vide et que le thé est froid, préparé depuis une semaine. De plus, il risque de perdre son appartement à cause de ses nombreuses dettes. Autre détail peu banal : personne ne l’appelle par son nom. Il n’a pas de nom et n’en aura pas jusqu’à la fin du film. Ce film est le récit de cinq jours dans la vie d’un jeune homme qui durant cette courte période, essaie de trouver de l’argent pour régler ses dettes. Il n’y parvient pas, évidemment, mais il perd aussi beaucoup d’autres choses. Il perd sa petite amie et son meilleur ami. Il perd ses papiers. L’électricité et le téléphone sont coupés dans son appartement. Sa mère, partie à l’étranger avec son nouveau mari, l’oublie et ne l’appelle jamais. Il la perd donc, elle aussi. Mais ces différentes pertes ne semblent pas trop l’affecter. Peut-être parce qu’il veut croire qu’elles le libèreront des fardeaux du passé, à la veille de sa nouvelle année.

Eugénie Zvonkine.

Pour On m’appelle Koja d’Abdulla Karsakbaiev (1963), Matinée agitée d’Abdulla Karsakbaiev (1966), La Jeune fille de soie de Sultan Khodzhikov (1970), Le Balcon de Kalykbek Salykov (1988), Terminus de Serik Aprymov (1989), Lettres à un ange d’Ermek Shinarbaiev (2008), voir notre première partie ci-dessous !

À lire :

Voyage à Vesoul, escale au Kazakhstan, partie 1

Voyage à Vesoul : escale au Kazakhstan, partie 2

Voyage à Vesoul : escale au Kazakhstan, partie 3

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2 commentaires pour “Voyage à Vesoul, escale au Kazakhstan, partie 3”

  1. Eugénie Zvonkine est la meilleure spécialiste des cinématographies d’Asie centrale en France. Elle collabore au FICA – Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul depuis 11 ans.

  2. un commentaire très instructif!

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