A l’occasion de la sortie ce mercredi de ce qui restera donc, malgré ses projets en cours, son ultime film, East Asia rend hommage à Alain Resnais en refusant précisément de céder aux adieux.
Ils ne sont pas si nombreux les cinéastes dont, à l’annonce de la disparition, nous vient immédiatement le souci de prendre des nouvelles de la « famille ». Par famille, nous entendons évidemment troupe, bande, acteurs fétiches. Depuis plus de trente ans, chaque nouveau film d’Alain Resnais intriguait avant visionnage par son casting, sa combinaison d’acteurs. Les fidèles, Arditi, Azéma, Dussolier, réunis la première fois en 1983 dans La vie est un roman, sont-ils encore de la partie ? Pourquoi l’un (Arditi pour Les herbes folles, Dussolier pour Vous n’avez encore rien vu) manque-t-il cette fois à l’appel ? L’arrivée de nouvelles têtes (Wilson dans On connaît la chanson, Amalric et Vuillermoz dans Les herbes folles) annonce-t-elle un agrandissement durable de la « famille » ? Pourquoi d’autres, dont l’intégration sembla pourtant naturelle (Tautou, Lespert ou Prévost dans Pas sur la bouche), ne prendront-ils finalement pas part à la suite et fin de l’œuvre ?
Peuplé, le cinéma d’Alain Resnais le fut d’autant plus que chez lui, depuis trente ans, le casting semblait tout sauf purement circonstanciel, bien autre chose que le fruit d’une sélection hasardeuse. Prendre place sur la scène de son dernier film signifiait moins jouer un rôle de plus que devenir, probablement pour longtemps, l’une des matières premières de ce cinéma, susceptible de redéfinir profondément son ADN. C’est au moins pour cette raison que le 1er mars 2014, à l’annonce du décès du cinéaste à 91 ans, quelques semaines seulement avant la sortie de son dernier film, Aimer, boire et chanter, à l’émotion se mêla la conscience de la possible dissolution d’une entité cinématographique envisagée comme acquise, pour ne pas dire éternelle : l’indépassable trio Azéma–Dussolier–Arditi. Faire le deuil de Resnais, plus encore que pour Chabrol ou Rohmer, c’est consentir à accepter l’absence d’une variation nouvelle autour des croisements et associations de corps et visages n’appartenant qu’à son monde.
Jean-Louis Livi, son dernier producteur, l’a confirmé : au moment de sa mort, le cinéaste planchait déjà sur son prochain film. La conscience de la fin, de la mort, si elle traversa l’entièreté de l’œuvre de l’auteur de Nuit et brouillard (1956), ne fut jamais pour lui un frein dans la perpétuation même de son activité. Le cinéma de Resnais, même si une part de son origine tenait sur le constat de l’indicible, de l’anéantissement, de la mémoire soumise aux faits incontournables de l’Histoire (Nuit et brouillard donc, mais aussi Hiroshima mon amour, La guerre est finie, Stavisky…), aura été porté jusqu’au bout par le refus de la démission et de l’immobilisme. Un film était encore à faire, une histoire encore à raconter, un art contemporain du cinéma (bande-dessinée, opérette, théâtre, vidéo…) encore à revisiter avec les moyens du septième art. D’où sans doute la récurrence, depuis le triomphe public et critique d’On connaît la chanson en 1997, des références à son éternelle jeunesse. Là où nombre de jeunes cinéastes plus ou moins talentueux ont besoin de poids, tiennent plus que tout à édifier la fiction au ras du réel (naturalisme quand tu nous tiens), le vieux Resnais n’aspirait lui, de plus en plus, qu’à la dérobade, au retournement, à l’élargissement des perspectives.
Décollement du réel ne pouvant néanmoins être assimilé à un déni de cette grande histoire à laquelle il s’est très tôt confronté. Ce n’est pas d’avoir trop ou rien vu d’Auschwitz ou Hiroshima qui poussera Alain Resnais à porter son art vers la circonvolution et le lyrisme, fut-il très proche du morbide comme dans les puissants L’amour à mort (1984), Cœurs (2006) et même Vous n’avez encore rien vu (2012). On peut au contraire stipuler que la « fantaisie » qui caractérisait de plus en plus son imaginaire était animée, on y revient, par une conscience extrême de la finitude. Créer, réaliser, c’était aussi et surtout vivre, agir, contrer absolument l’attente du coup de grâce du destin (celui de l’homme vieillissant Resnais comme ceux, toujours à recomposer, des personnages incarnés et désincarnés de film en film par sa troupe d’acteurs quasi inamovible). L’abstraction restait alors un geste, le produit d’une force créatrice des plus vitale. Plus l’imaginaire se déployait, plus la vie s’affirmait. L’art restait foncièrement organique, même lorsque les figures se dissolvaient au centre ou au coin du plan comme dans Pas sur la bouche (2003), même lorsque la fiction semblait soumise aux quatre vents comme dans Les herbes folles, l’un de ses films les plus fous, mais aussi les plus confrontés aux impasses de cette liberté de geste et d’esprit.
Son avant-dernier film, Vous n’avez encore rien vu, avait certes des airs d’œuvre-testament. Cette histoire d’un metteur en scène défunt réunissant sa troupe de comédiens fétiches pour interpréter une ultime fois Eurydice, la pièce qu’ils jouèrent pour lui à différentes périodes de sa carrière, était la métaphore évidente d’une fin de vie envisageable hors caméra. Malgré la conscience qu’Antoine d’Anthac (Denis Podalydès) ne les dirigerait plus jamais, chaque protagoniste rejouait sa partition avec la fougue d’une première fois. La prégnance de la finitude impulsait comme rarement le souffle du jeu. La sortie ce 26 mars du film que Resnais n’envisageait donc pas comme son dernier détrompe alors toute intuition testamentaire, et peut-être même tout réel chagrin (ce qui ne veut pas dire qu’il ne nous manquera pas). L’aboutissement de l’œuvre, de la carrière d’Alain Resnais réside définitivement dans l’acceptation de son inachèvement. Il ne fait aucun doute que pour lui, comme l’énonçait son chef-d’œuvre inaugural et durassien de 1959 (Hiroshima mon amour), l’art et la vie tenaient à l’idée, la garantie de n’avoir, encore ou tout simplement ,« rien vu ». Tout Alain Resnais reste donc à (re)voir, ce qui n’est vraiment pas la pire des sentences.
Sidy Sakho.
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