Kashima Paradise – Le Cinéma de Yann Le Masson (DVD)

Posté le 3 mai 2011 par

Beauté et intelligence du réel : le japon politique et contestataire des années 70 revit sous la caméra anthropologico-marxiste de Yann Le Masson. Par Victor Lopez.


Drôle de parcours que celui de Yann Le Masson. Le coffret que lui consacrent Les éditions Montparnasse nous permet de découvrir l’œuvre du cinéaste, parmi les plus emblématiques du cinéma direct, mouvement cinématographique contestataire bien décidé à évoquer, même dans la clandestinité, les sujets tabous de la France Gaulliste du début des années 60. C’est la vie même de Le Masson qui semble définir l’orientation de son cinéma, lorsqu’il se voit forcé de participer à la guerre d’Algérie de 1955 à 1958. Rongé par le remord d’avoir combattu des hommes dont il présente l’idéal comme le sien, il aide après son service militaire les Algériens à se libérer en entrant en contact avec la Fédération de France du FLN. Son cinéma est ainsi construit : s’il s’efforce à montrer les deux faces d’une situation, il prend en même temps un positionnement idéologique qu’il tient jusqu’au bout, et insert un parti pris politique fort, radical et démonstratif dans l’enregistrement du réel qui se trouve en face de sa caméra.

Ashita no Joe, symbole du prolétariat qui se bat contre les puissants

J’ai huit ans, qui ouvre le coffret comme sa filmographie, témoigne de cette brutalité du réel et de cette force du discours qui fait le cinéma de Le Masson. Les images comme le discours, ce sont ici les enfants, victimes de la guerre, qui le créent dans ce film manifeste sur la guerre d’Algérie. D’abord en fixant face caméra les spectateurs lors de longs plans aujourd’hui encore difficiles à soutenir tant leur charge accusatrice prend aux tripes, puis en montrant leurs dessins et en les laissant évoquer leur expérience de la guerre. En 10 minutes, tout est dit !

Kashima Paradise, le film qui nous intéresse, est ainsi dans la continuité de cette œuvre politique, contestataire, mais qui sait faire passer ses idées par un positionnement autant esthétique qu’idéologique. Filmé en 1973, co-réalisé avec Bénie Deswarte, le film témoigne de la fascination de celui que l’on surnommait « l’opérateur samouraï » (le réalisateur aime citer Masashi Miyamoto [1]) pour le Japon.

« Ce film a été tourné au japon, un pays qui évoque des images naïves et contradictoires ». Ainsi commence Kashima Paradise, radiographie de la société japonaise des années 70. Entre analyse anthropologique et lecture marxiste, le cinéma direct de Yann Le Masson laisse une trace de l’Histoire du Japon, qui se superpose aujourd’hui avec les images de son présent. Le film nous fait voyager de l’exposition universelle d’Osaka jusqu’aux terres de Kashima, pour nous montrer que sous le double discours des traditions et de la modernité, se cache une société ultra-hiérarchisée, dans laquelle la lutte des classes est impossible, tant celles-ci sont cachées sous des faux-semblants. L’entreprise est ainsi une image agrandit de la famille, et une image réduite de la société, alors que chaque individu est écrasé par un système d’obligation, le Giri, décortiqué à la manière dont Marcel Mauss analyse le Potlach dans son Essai sur le don. A cette lecture anthropologique, se double un point de vu marxiste, visant à démontrer l’oppression de classes supérieures sur les plus faibles. Le film se termine sur de saisissantes images de luttes, opposant forces de l’ordre et paysans spoliés de leurs terres, aidés d’étudiants, lors de la construction de l’aéroport de Narita. Cette contestation du progrès et de la modernisation à tout prix (y compris celui des habitants), résonne de plus belle manière encore après les bouleversants événements de Fukushima, et réactualise la lutte pour une forme de réflexion face au « progrès ».

Mais comme toute véritable œuvre, le film ne se résume pas à son discours, aussi actuel soit-il, et peut aussi se voir comme un poème visuel témoignant de la fascination de son auteur pour le pays. Ce ton est à l’image d’un commentaire aussi informatif que poétique, rédigé par un autre cinéaste amoureux du Japon, Chris Marker, auteur du sublime Level Five, autre monument documentaire sur l’Histoire du Japon. C’est surtout cette poésie du réel, épique, brutale, souvent cruelle, qui fait de Kashima Paradise une œuvre unique, et toujours indispensable.

LE DVD

Le beau coffret qui contient Kashima Paradise est accompagné d’un livret très complet concocté par Patrick Leboutte, qui nous introduit au cinéma de Le Masson au plus près de son auteur. Mais surtout, les autres films du cinéastes sont présents sur les deux galettes : l’indispensable J’ai huit ans, interdit pendant 12 ans à cause de son traitement de la guerre d’Algérie, Sucre Amer, qui suit Michel Debré lors de sa campagne de 1963 à la Réunion et dont les Gaullistes n’ont pas à être fiers, et deux films plus intimistes : Regarde elle a les yeux grand ouvert (1980) sur le mouvement du droit à l’avortement et Heligonka, sur Patrick, le frère de Yann, atteint de cécité.

Victor Lopez.

Verdict :


Kashima Paradise – Le Cinéma de Yann Le Masson, édité en DVD par Les éditions Montparnasse depuis le 03/05/2011

 

 


 

 

[1] Yann Le Masson cite ainsi le célèbre samouraï : «Etre VOIR et REGARDER, voir est plus important que regarder. L’essentiel dans la tactique est de VOIR ce qui est éloigné comme si c’était proche et de VOIR ce qui est proche comme si c’était éloigné. L’important dans la tactique est de connaitre le SABRE de l’adversaire, mais NE PAS REGARDER DU TOUT ce sabre adverse ». Il explique : « Cette manière d’opposer le voir et le regarder devient pour nous, gens de l’image, une base dans notre art de filmer en cinéma direct, c’est-à-dire sur le vif ».

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