David Lean adapte E.M Forster avec La Route des Indes, grande fresque d’une beauté terrassante.
Quatorze ans, c’est le temps qui sépare La Fille de Ryan de La Route des Indes. Il fallait bien cela pour que David Lean récupère de l’échec de son film avec Robert Mitchum et sorte de sa retraite annoncée. Bien que ne sachant pas vraiment que cette œuvre allait être sa dernière, La Route des Indes est marquée par la mort et la peur.
La Route des Indes pourrait évidemment se résumer par les vers célèbres de Rudyard Kipling : « Oh East is East, and West is West And never the twain shall meet. » (Oh, l’orient est l’orient et l’occident l’occident et jamais ils ne se rencontreront). L’histoire de ces deux anglaises en quête d’aventure et de découverte dans la ville fictive de Chandrapore fait raisonner cet adage avec force. La séparation entre les Anglais colonisateurs et les Indiens est claire, immuable, presque naturelle pour tous. Pourtant, il y a des envies de fraternisation de part et d’autre, de l’admiration aussi. Même si on pense que tout est possible dans ce pays aux milles couleurs, à la beauté ensorcelante, la réalité vient vite frapper les personnages. La Route des Indes raconte les illusions perdues, la tragédie d’hommes et de femmes prisonniers de leur condition, et peut-être un peu du destin.
Pour Mrs Moore et Adela qui arrivent en Inde, ce jeu des apparences et cette exclusion permanente des Indiens devient vite insupportable. Pendant la première partie du film, Lean montre cette envie d’ailleurs, ce désir progressiste de faire tomber les barrières. Mais face à cet idéalisme, il y a un mur : des années et des années d’Histoire et des mentalités impossibles à changer. Comme toujours, c’est par l’image que David Lean s’exprime le mieux. En quelques plans, il rend compte de ces inégalités et des rancœurs qui grandissent de plus en plus. On y verra les paisibles baraquements anglais, ou l’herbe est verte et les rues immaculées, tandis que les Indiens dorment entassés dans la saleté. L’opposition est classique, mais la science du montage et la minutie de Lean donnent une telle force au propos qu’il est difficile de résister. Le film est d’une beauté formelle à couper le souffle. Il fait partie de cette race de film, comme La Porte du Paradis de Michael Cimino, où chaque plan est un véritable tableau savamment composé et pensé.
Puis vient la rencontre avec le Dr Aziz, brillant médecin fasciné par les Anglais. La rencontre entre Mrs Moore et Aziz, instant de grâce incroyable, au clair de lune, donne au film un aspect presque surnaturel, impression qui n’aura de cesse de se renforcer. L’orient et l’occident se rencontrent enfin vraiment, pour la première fois il y a une envie mutuelle de partage et un respect véritable. De ces quelques instants d’espoir, Lean choisit d’en montrer les malaises, la réaction des autres face à ce rapprochement. Malgré le côté naturel des choses, l’impression de dérèglement prévaut.
Ce rapprochement avec le docteur Aziz, réveille en Adela, promise à un Anglais, un sentiment de désir qu’elle n’aura de cesse de refouler. Lean s’intéresse tout autant à la scission entre les peuples qu’au désir refoulé. Il est le cœur de la deuxième partie du long métrage et donne naissance aux plus belles scènes du film. Comme cette promenade à vélo où Adela tombe sur un temple abandonnée. Lean filme les statues qui observent presque la jeune femme, certaines sont sexuellement explicites. En une séquence quasi mystique, Lean film le désir montant de la jeune femme, ses fantasmes, qu’elles tentent de refouler en fuyant quand elle sent que cela devient insupportable. Ce refoulement va avoir de graves conséquences pour le docteur Aziz qui sera hélas accusé d’un acte qu’il n’a pas commis.
Dans le dernier tiers, l’Inde est au bord de l’implosion. Toutes les injustices et les inégalités trouvent une résonnance dans le procès d’Aziz. Le doute n’est presque pas permis : il est innocent. La Route des Indes illustre la fin d’un monde. Les indépendantistes indiens prennent du pouvoir et le peuple gronde. 1920 marque le début de la fin pour l’empire britannique en Inde. Cela pourrait bien être également la fin d’un certain cinéma. La même année sort Indiana Jones et le Temple Maudit de Steven Spielberg, roller coaster formidable totalement ancré dans son époque. Pourtant Lean s’obstine à filmer l’Inde comme il sait le faire, avec un sujet un peu désuet et des acteurs loin d’être bankable, faisant de La Route des Indes une touchante œuvre testamentaire. Un chef-d’œuvre.
Jérémy Coifman.
La Route des Indes de David Lean, diponible en Blu-ray depuis le 4 décembre 2013 chez Carlotta