Bong Joon Ho, Interview, Snowpircer, Jean-marc Rochette

Entretien : Rencontre avec Bong Joon-ho et Jean-Marc Rochette

Posté le 25 octobre 2013 par

Bong Joon-ho était à Paris au début du mois de septembre pour présenter son dernier film au public français et rencontrer quelques journalistes triés sur le volet. Quarante minutes d’entretien passionnantes avec le réalisateur de SNOWPIERCER, le Transperceneige, accompagné de Jean-Marc Rochette, le génial dessinateur de l’indispensable bande-dessinée qui a donné naissance à cette aventure. En rouge, les questions d’East Asia.

Une première question pour M. Bong : en découvrant la bande-dessinée, est-ce que vous pensiez déjà aux modifications à y apporter pour une adaptation cinématographique ? Lesquelles vous ont semblé évidentes immédiatement et lesquelles sont apparues plus nécessaires au cours de l’écriture du scénario ?

Bong : J’ai eu un véritable coup de cœur pour l’œuvre originale, et il n’a jamais été question de garder certaines choses ou d’en modifier d’autres. Je ne pense pas vraiment en ces termes. Mon but était de m’approprier le livre qui m’a plu. J’ai dû le digérer dans un premier temps, afin de recréer quelque chose. Je voulais retrouver ce qui fait l’essence du Transperceneige. C’est donc avant tout de l’appropriation et de la recréation.

Mon travail était surtout d’apporter un rythme et une structure cinématographiques à l’œuvre originale. Par exemple, la scène d’ouverture est directement inspirée d’une planche de Jean-Marc (Rochette, dessinateur de la bande-dessinée – ndlr). On voit le train pour la première fois qui parcourt un paysage enneigé. C’est très beau, blanc, pur, très poétique, mais une fois qu’on entre à l’intérieur du train, il y a de la promiscuité, une impression de puanteur avec tous ces gens entassés. C’est ce contraste que je voulais retranscrire.

Quand je parle de m’approprier l’essence de la bande-dessinée, je pense à trois éléments : le moteur du train qui est situé tout à l’avant et gardé par son créateur, la quête du héros lancé dans une course, progressant toujours de gauche à droite, et l’âge de glace qui apporte le désespoir. De mon point de vue, c’est vraiment le cœur du livre. Je dois ensuite écrire des intrigues, inventer des situations, créer des personnages, qui sont très éloignés du livre.

Le Transperceneige, bande-déssinée

Quel a été l’apport de Park Chan-wook, crédité comme producteur, sur le film ?

Après le tournage d’Old Boy, Park a créé en 2004 sa société de production, Moho Films. J’ai découvert Le Transperceneige en 2005 et je l’ai tout de suite proposé à Park, qui était d’accord. La répartition des rôles était claire : Park était producteur, j’étais réalisateur.

C’est M. Park qui a contacté les éditions Casterman pour acheter les droits et ce fut le point de départ de l’aventure.

Notre rêve commun était de faire un bon film de science-fiction.

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Jean-Marc Rochette ?

Jean-Marc apparaît dans le film. Il faut le chercher, c’est un cameo. Mais on voit très souvent ses mains. Vous voyez le personnage qui fait les portraits ? Eh bien à chaque fois qu’il y a un gros plan sur les mains qui dessinent, ce sont celles-de Jean-Marc ! Et tous les dessins collés au mur sont des dessins originaux de Jean-Marc.

Il y a eu une vraie interaction : ce sont ses dessins qui m’ont inspiré ce film, mais le film a lui-même inspiré d’autres planches à Jean-Marc. C’est donc un échange très riche. Est-ce qu’il y a une exposition de ces œuvres en ce moment ?

Rochette : Oui, j’habite à Berlin et il y a une exposition là-bas en ce moment. Tous mes dessins sont exposés à la Maison de France. En fait, il m’a demandé une cinquantaine de dessins, avec toutes les histoires du train comme celle, incontournable et d’une extrême violence, qui est racontée à la fin quand ils mangent les enfants, se coupent les bras… Ça m’a tout de suite intéressé car j’ai une grande passion pour Goya et ce que l’on appelle Les Caprices, Les Désastres de la guerre et j’ai voulu retrouver cet esprit. Assez curieusement, ce sont sûrement mes dessins qui seront les plus vus et connus, et ce sont ceux que j’ai fait avec le moins de pression. Je les ai un peu faits comme si j’étais dans une prison et que je dessinais pour des codétenus, sans trop me soucier de la finalité. Ce sont mes dessins les plus libres qui auront la plus grande diffusion.

SNOWPIERCER, Le Transperceneige

Bong : Les dessins de Jean-Marc ont été essentiels pour l’aspect artistique du film. Je m’en suis beaucoup inspiré pour reconstituer certains décors et éléments du film. Par exemple, l’aquarium qui fait le tour du compartiment a directement été inspiré des dessins. Mais je suis allé encore plus loin en créant un comptoir de sushis !

Une autre inspiration réside par exemple dans la prison en forme de tiroir qui abrite Song Kang-ho, qui vient directement de la seconde partie du Transperceneige. C’est un élément qui m’avait marqué et qui me semblait parfaitement logique par rapport à l’espace confiné et étroit du train.

Il y a eu 8 ans entre la découverte de la BD et la sortie du film. Pourquoi autant de temps ?

J’ai découvert l’œuvre originale en 2005 et j’étais en pleine production de The Host. J’ai ensuite travaillé avec Park Chan-wook qui est mon producteur sur ce film. Et entre 2005 et 2013, j’ai terminé deux films : The Host et MotherKim Hye-ja, l’actrice de Mother, est une immense actrice coréenne et est assez âgée. Elle m’a mis la pression pour réaliser le film avant qu’il ne soit trop tard. C’était donc prioritaire. Quatre, cinq années ont été nécessaires au tournage de ces deux films, et SNOWPIERCER, Le Transperceneige a lui-même nécessité 3 ans. Sachant que le projet est continuellement resté dans un coin de ma tête.

Apparemment, le film va être censuré aux Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?

Il y a eu un article sur ce problème, mais je tiens à dire que c’est un peu exagéré. Je suis en négociation avec le distributeur américain, les Weinstein. Ce problème ne concerne que les pays anglophones (l’Afrique du Sud, le Canada,  les Etats-Unis ou la Nouvelle Zélande), où il est question d’une coupe de 20 minutes. On imagine souvent que les Américains se permettent de couper sauvagement un film, mais il n’en est rien : nous sommes simplement en train de discuter. La sortie aura lieu en hiver 2014 et le montage n’est pas encore fait. Les versions françaises et coréennes sont le Director’s Cut, c’est-à-dire la version intégrale.  

SNOWPIERCER_LE TRANSPERCENEIGE- Affiche def

Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette BD post-apocalyptique ?

Tous les fans de S.-F. sont fascinés par le thème de l’apocalypse. Pendant mon vol Séoul-Paris, j’ai pu voir Before Midnight de Richard Linklater, dans lequel un personnage dit que chaque génération est persuadée qu’elle va connaître la fin du monde de son vivant. La peur, ou le désir qu’inspire ce thème, est universelle à l’homme.

Tous les créateurs sont fascinés par le thème de l’apocalypse car c’est un contexte extrême qui révèle la nature humaine dans toute sa crudité. Je ne fais pas exception à la règle et j’aimerais beaucoup connaitre l’avis de Jean-Marc là-dessus.

Rochette : Il faut se remettre dans le contexte. Jacques Lob a écrit cette bande-dessinée au début des années 70 pour Alexis, qui était un autre dessinateur. À cette époque-là, on était en pleine guerre froide. Il y avait vraiment une angoisse de la guerre nucléaire. Et Jacques est né en 1932, il avait donc en plus connu la Seconde Guerre Mondiale et était très imprégné de tout ça. Je viens aussi d’une génération très militante. Personnellement, je suis de la région de Grenoble et étais contre les centrales nucléaires comme Malville. Jusqu’en 1976, il y a eu des grandes manifestations contre une centrale nucléaire qui n’a jamais marché, il y a même eu des morts. J’y étais. On avait vraiment l’impression que cette centrale pouvait nous éclater à la figure, c’était plein de sodium, qui est d’ailleurs toujours à l’intérieur alors que ça fait 25 ans qu’ils essaient de la démolir ! Ce contexte de danger nucléaire était très fort et malheureusement, la fin de cette mobilisation a eu lieu après la grande manifestation de Malville en 1977, et depuis, il n’y a quasiment plus rien, une acceptation qui, à l’époque, n’existait pas. Le contexte était plus politique.

Bong : Oui, c’était visionnaire, car aujourd’hui, après Fukushima, il est question de contamination jusqu’à Los Angeles, via l’Océan Pacifique dans les 5 prochaines années.

Rochette : Oui, rien n’a été réglé à Fukushima comme rien n’a été réglé à Malville !

Bong : Il ne nous reste plus qu’à manger des fruits de mer irradiés…

SNOWPIERCER

Comment avez-vous travaillé avec Marco Beltrami, qui signe la musique du film ?

J’avais beaucoup aimé sa composition pour 3h10 pour Yuma alors que de son côté, Beltrami avait beaucoup aimé la musique de Mother. Mon agent l’a contacté pour savoir si l’on pouvait travailler ensemble. Du coup, ces deux bandes-originales ont servi de référence pour celle de SNOWPIERCER, le Transperceneige. L’idée était de faire un mélange de deux univers complètement différents : d’un côté, quelque chose de très primitif et violent, exprimé notamment dans les scènes de combats à la hache, et de l’autre, la poésie et le côté mélancolique des paysages enneigés. Mon passage musical préféré du film est par exemple la scène du sushi bar. Les gens savourent de très bons sushis en regardant par la fenêtre. Cette musique-là m’interpelle beaucoup.

Le tout premier morceau composé pour le film est celui de la scène de l’école, quand les enfants chantent un air à la gloire de Wilford. M. Beltrami a fait une maquette avec la voix de sa femme et de ses enfants et m’a envoyé la maquette. Ça a servi de base pour la scène.

Vos personnages sont souvent issus de classes modestes. Est-ce un moyen d’avoir un point de vue honnête sur la société que vous décrivez dans vos films ?

En effet, 99% de mes héros sont issus de classes défavorisées, et je pense que c’est une façon honnête de traiter l’homme dans ce qu’il a d’universel. J’aime aussi les films de super-héros, mais mon affection va plutôt aux losers et aux personnages à problèmes, voir des gens à qui il manque une case… Car ce qui est intéressant, c’est de leur attribuer une mission qui dépasse leurs capacités. Par exemple, dans Memories of Murder, c’est un policier incompétent qui va traquer un serial killer, ou dans The Host, un père démissionnaire qui va affronter un monstre pour sauver sa fille. Il y a quelque chose d’extrêmement cinématographique chez ces anti-héros qui doivent surmonter leurs faiblesses.

Le film est visuellement très impressionnant. Comment avez-vous surmonté les contraintes stylistiques qu’impose le fait de faire tout un film dans l’espace confiné d’un train ?

C’était très contraignant car cette succession de compartiments, même s’ils mettent en scène des endroits très différents comme la piscine, la classe ou l’aquarium, peut être répétitive car c’est la même chose à chaque fois : ce sont des espaces carrés, confinés et étroits. Malgré une très longue préparation, nous avons eu des bouffées d’angoisse le premier jour de tournage. On se demandait comment on allait s’en sortir.

On ne voulait pas un film qui montre une succession de couloirs et on s’est demandé comment surmonter cette difficulté. C’était une forme de contrainte différente que celle de Jean-Marc Rochette qui est un dessinateur.

SNOWPIERCER, le Transperceneige

On a finalement tout misé sur le mouvement. D’une part, le train est un engin qui avance. Il lui arrive de contourner des montagnes, il y a donc des courbures. Il traverse aussi des ponts et des tunnels. Grâce à cela, il y a tantôt l’obscurité, tantôt une lumière éblouissante. Et à l’intérieur du train, les gens bougent également constamment. Cela crée donc une double mobilité. Et pour finir, la caméra est elle-même en mouvement pour suivre cette double mobilité. Donc mouvement quoiqu’il arrive !

 Dans l’histoire, il y a d’un côté les rebelles qui essaient de gagner l’avant du train, et de l’autre, les soldats qui essaient de les repousser vers l’arrière, ce qui crée une énergie explosive très brute et primitive. C’est le credo de Curtis, le héros : aller de l’avant quoiqu’il arrive. C’est aussi du mouvement.

Comment avez-vous intégré l’aspect comique dans ce film, et n’aviez-vous pas peur qu’il édulcore le caractère fort du sujet ?

C’est avant tout une question de sensibilité personnelle. J’ai toujours pensé que dans les situations les plus sérieuses, voir sombres ou effrayantes, il y a quelque chose de drôle, qui relève de l’humour noir. Alors que dans les situations censées être drôle, on peut se rendre compte qu’il y a quelque chose d’amer, de pas si marrant avec un peu de recul. Je pense que c’est une forme de complicité qui est propre à la réalité de l’homme et de la vie en général.

snowpiercer, tilda-swinton

Par exemple, le personnage joué par Tilda Swinton. D’un côté, elle apparaît comme une espèce de marionnette, voire de bouffon de Wilford. Elle a des expressions complètement grotesques  qui font rire, mais quand on l’écoute, elle dit des choses horribles, comme par exemple exterminer 74% de la population du train. Elle illustre bien cette complexité de l’homme. Et ce traitement n’édulcore en rien l’essence du sujet.

M. Rochette, qu’avez-vous ressenti quand vous avez vu, en arrivant à Prague sur le plateau, vos dessins prendre vie ?

Rochette : La première chose que j’ai vu en arrivant à Prague, c’est une foule de misérables. Avant d’arriver sur le plateau, il y avait tous les figurants, qui étaient dans un état de pauvreté extrême. J’imagine que ce sont des gens qu’ils ont pris parmi les plus pauvres de Prague. J’ai eu cette impression de pauvreté absolue et de vérité dans la pauvreté. Ça m’a marqué car quand j’ai commencé à dessiner quand j’avais 25 ans, j’ai commencé par dessiner tous ces clochards. Et c’était impressionnant de retrouver cette foule de gueux. Puis, je suis rentré dans les studios, et c’était absolument gigantesque. Ça faisait plus de 100 mètres de long. Je retrouvais en vrai des choses que j’avais faites il y a plus de 30 ans ! Ils avaient déjà fait les wagons de queue, et j’ai eu une impression extrêmement claustrophobique et d’angoisse complète en marchant dedans. Et plus on avançait, plus c’était angoissant. J’ai retrouvé physiquement toute l’angoisse que j’avais essayé de rendre dans le dessin. C’est aussi ce qui m’a inspiré pour les tableaux que j’ai faits à partir du film, et qui sont montrés au Centre Culturel Coréen. Cette histoire du Transperceneige, j’ai commencé ça il y a 30 ans, et j’en fais encore des tableaux !

Vous pourriez refaire de la BD autour du Transperceneige ?

J’ai arrêté la bande-dessinée pour peindre car la BD demande beaucoup d’énergie. On reste assis sur une chaise à dessiner pendant deux ans ! La chose qu’il faut, c’est vraiment un scénario exceptionnel pour passer autant de temps. Grâce au film, il y a de nouveau de jeunes scénaristes français qui me proposent des choses. Donc si j’ai la chance qu’on me propose un scénario aussi pur et aussi beau que celui de Jacques Lob, je serais prêt à le refaire. Mais un grand scénario, c’est surtout une idée simple que personne n’a jamais eue.

Dans la jeune génération de la BD française, il y a des gens dont le travail vous plaît particulièrement ?

Oui, il y en a énormément ! Je trouve que le dessin s’est extrêmement libéré. Quand j’ai commencé, j’avais un dessin complexe et on n’était pas beaucoup avec ce style. Maintenant, on est très nombreux. Je ne peux pas citer tout le monde mais par exemple Larcenet, je trouve que c’est un très grand dessinateur. C’est une vedette, mais il y a beaucoup d’autres dessinateurs exceptionnels qui n’ont pas le droit à la lumière. J’admire beaucoup mes confrères car je sais à quel point c’est un métier difficile, à quel point on est seul, et à quel point maintenant ils ne gagnent pas d’argent. À l’époque d’(À Suivre), on était bien payé pour faire des bandes-dessinées, alors que maintenant, c’est proche de la poésie.

Est-ce que vous avez eu de l’appréhension en voyant quelqu’un adapter votre œuvre ?

On avait déjà eu une proposition en 1985 pour faire un film, mais Jacques Lob avait refusé. Ça m’avait assez étonné à l’époque, mais il y avait de quoi avoir beaucoup d’appréhension à l’époque. Je ne pense pas que c’était un film pour le réalisateur et à l’époque, la technologie ne permettait pas une vraie adaptation. On aurait fait un film cheap, en dessous de la bande-dessinée. Quand la demande est arrivée en 2005, je savais que techniquement, on pouvait faire ça, et j’ai vu l’œuvre de Bong Joon-ho, qui m’a complètement rassuré. On dit que le passé influence le présent, mais en physique quantique, on dit aussi que l’avenir influence le présent. Et là, j’ai un peu l’impression qu’on a fait tout ça pour que le film existe. J’ai l’impression que c’est le film qui tire depuis tout ce temps cette création.

Propos recueillis le 03/09/2013 à Paris  par Victor Lopez. Traduction de Kette Amoruso.

Un grand merci à Cécile Petit du PUBLIC SYSTEME CINEMA.

SNOWPIERCER, le Transperceneige, de Bong Joon-ho, Corée. En salles le 30/10/2013.

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