MUBI – Mother de Bong Joon-ho

Posté le 21 août 2021 par

Présenté à sa sortie en section Un certain regard au Festival de Cannes 2009: Mother de Bong Joon-ho (The Host) est désormais disponible sur Mubi. L’occasion parfaite de revenir sur l’ une des œuvres les plus intimistes du maître, tout entière dédiée à sa pittoresque muse Kim Hye-ja (Goong, You and I).

Une veuve élève son fils unique Do-joon, sa seule raison d’être. A 28 ans, il est loin d’être indépendant et sa naïveté le conduit à se comporter parfois bêtement et dangereusement ce qui rend sa mère anxieuse. Un jour, une fille est retrouvée morte et Do-joon accusé du meurtre. Afin de sauver son fils, sa mère remue ciel et terre mais l’avocat incompétent qu’elle a choisi ne lui apporte guère d’aide. La police classe très vite l’affaire. Comptant sur son seul instinct maternel , ne se fiant à personne, la mère part elle-même à la recherche du meurtrier, prête à tout pour prouver l’innocence de son fils…

Depuis une vingtaine d’années, le cinéma coréen est enfin (et à juste titre) considéré comme l’un des plus enivrant, émouvant et audacieux de la planète. Bong Joon-ho fait partie de cette génération dorée. Park Chan-wook, Kim Jee-woon ou Im Sang- soo, n’en jetez plus : le polar n’est donc plus le seul porte-étendard d’une créativité à nulle autre pareil. Avant la reconnaissance mainstream de Parasite ou des œuvres plus grand public comme Okja et Snowpiercer, Bong Joon-ho livrait un film plus énigmatique et décalé en 2009 avec Mother. Un métrage qui renoue avec ses premières amours : le thriller (cette fois teinté d’un humour noir sans concession et bien plus encore) et lorgnant à l’évidence sur le bijou qui le révélait aux yeux du monde : Memories of Murder. L’occasion de sa disponibilité sur la plateforme est une parfaite excuse pour se pencher sur une œuvre plus méconnue du réalisateur surdoué, mais loin d’être mineure.

Construisant son intrigue autour de deux personnages atypiques, une veuve protectrice herboriste de métier et son fils, sorte de parasite (et la boucle est bouclée) retardé mental (ceci n’étant évidemment pas un jugement de valeur), susceptible, impulsif et coquin : le métrage interpelle dès l’entame. Ne sachant absolument pas sur quel pied danser devant ce qui ressemble à une comédie loufoque quelconque, on se demande ce qu’on fait ici. Quelques instant plus tard, nous voilà mal à l’aise face à la parade nuptiale de Do-joon pour tout ce qui bouge. De la tenancière de bar à sa fille, avant de rejoindre le lit de sa génitrice… Les yeux écarquillés, on abandonne enfin, éberlué et plongé en plein thriller. Une jeune fille vient d’être assassinée à la nuit tombée, quelques temps après avoir rencontré un Do-joon alcoolisé…

D’abord agacé par ce « couple » dysfonctionnel hors norme et le sentiment maternel exacerbé de cette femme au visage de cire hypnotisant, le spectateur réalisera toutefois rapidement que les choses sont probablement plus complexes que deux simples benêts se tirant mutuellement vers le bas. Difficile pourtant de révéler tous les enjeux de l’intrigue mais en réalité le film ne résume évidemment pas son propos à la quête de vérité d’une mère seule contre tous. Parviendra-t-elle à sauver des barreaux son héritier obsédé accusé du meurtre d’une lycéenne aux multiples visages ? Telle est donc la base « classique » du récit pour sa première bobine. Installant une savante confusion dans les esprits, la première demi-heure multiplie les thématiques et, grâce à une rythmique inattaquable, nous fait perdre tous nos repères. Du grand art. Difficile d’ailleurs de ne pas songer dès les premières minutes aux monstres peuplant la filmographie du réalisateur. The Host évidemment, l’assassin de Memories of Murder ou, au choix, (tous) les locataires de Parasite. Déguisé ici sous les oripeaux d’une relation quasi incestueuse entre mère et fils (lit commun, caresses inappropriées…), ce « monstre » se meut sous les fourches caudines de la morale et évoque autant le pure malaise à certains moments que la relative bienveillance quant au combat d’une mère pour innocenter son fils adoré. Une ogresse, une juge et sa faux, une mère esclavagiste, une vengeresse, une chimère…  Mother est tout cela à la fois. Une âme consumée au dévouement névrotique mais qui brûle par le feu sacré de la maternité. Une nouvelle fois, le cinéma coréen envoie valser les conventions et met en PLS toute la planète…

Bong Joon-Ho retrouve toutefois ici son obsession du rapport entre les origines (du mal souvent) et des perceptions changeantes. La mutation au fil du temps (du métrage, de l’enquête, de la vindicte populaire, de l’amour que l’on porte ou du rapport aux gens) est ici clairement assumée. Une mémoire à débloquer, à transformer, au centre d’un récit protéiforme : tel est donc le pari du film. Labyrinthique autant que virtuose, frontal et violent mais aussi poétique et lyrique, Mother résiste à toute analyse faisant de ses deux heures un grand huit émotionnel inoubliable (mais complexe à évoquer, à condenser). Mother est tout simplement un film à vivre. Porté par une actrice inattaquable (la folie transpire dans ses mimiques, son regard perdu, sa gestuelle), le film est en réalité, de par ses ruptures de ton notamment, un pamphlet pour la folie ordinaire qui met en scène des gens un peu différents qu’on aime, souvent, des gens uniques et fantaisistes mais au jusqu’au-boutisme impressionnants. Comme l’est cette mère scarifiée et qui semble s’effondrer, centimètre par centimètre, sous le poids d’un lourd passé tout aussi dramatique que le calvaire qu’elle subit. Ce poids se verra tout aussi évoqué face à cette société qui ne comprend pas, qui ne veut pas savoir et qui détourne le regard. C’est donc tout autant la souffrance de l’injustice que de la déception qui irradieront la créature et son courroux. Des arrangements entre avocats véreux aux policiers paresseux, des petites frappes, proxénètes aux maîtres chanteurs : tout cet amas d’immondes salopards n’a en réalité que les coups de hache qu’ils méritent. Traversée du Styx écœurante et onirique (elle boit, vomit, danse, souris ou hurle), le parcours de la mère en devient alors autant une catharsis de sa frustration sexuelle (ménopausée, elle fait face aux obsessions de son fils en pleine santé) que la course contre ses erreurs passées (ce que l’on comprendra plus tard). En laissant exploser sa rage, cette mère  libère les tensions (la jouissance ?) dans tous ses spectres d expression, la culpabilité en tête.

Le génie du cinéaste ici est in fine de réussir à parfaitement marier son propos et son illustration malgré ses très nombreux embranchements. Techniquement et thématiquement, le film est remarquable et transpire l’amour de son auteur: « Mother est un défi sur le plan cinématographique pour moi, car mes films précédents étaient tous des histoires qui tendaient à l’extension : si une affaire de meurtre me conduisait à parler des années 80 et de la Corée, et que l’apparition d’un monstre me poussait à parler d’une famille, de la société coréenne et des États-Unis, Mother est, au contraire, un film où toutes les forces convergent vers le cœur des choses. Traiter de la figure de la mère, c’est du déjà-vu mais je vois ce film comme une nouvelle approche et j’espère qu’il sera également perçu ainsi par les spectateurs, comme quelque chose de familier mais d’étranger. » Formellement ensuite, de par un montage dynamique parfois proche de celui d’un court-métrage, Bong Joon-ho alterne les « clips » et joue avec son auditoire. En réussissant à marier sentiments inappropriés, rire confus et quête dramatique du whodunit (une jeune femme est morte), le réalisateur marie ses intentions avec une réalisation inventive et débordant de trouvailles. Alors que les premières minutes du métrage (drôles et décalées) semblent sortir de l’imagination de Tex Avery (surjeu des visages, langage grossier, personnages pince sans-rire…), la fluidité de la mise en scène nous abandonne ensuite dans un anthracite bleuté ensorcelant au fil d’une enquête de plus en plus sérieuse et incarnée par une mère prête à tout, même à la folie. Une pure merveille de cinéma. Signification des ombres et contrastes, gros plans inattendus ou score atonal, préparez-vous à une masterclass de septième art.

Mélange des genres improbable, Mother est un pur shoot de cinéphile. Malgré un certain classicisme (les images d’Épinal de découvertes de corps, un violoncelle magnifiant des plans iconiques, les champs de blé…), la mise en scène prend toujours des risques (la direction d’acteur, le montage tragi-burlesque…) et fait mouche. Autant thriller hitchcockien que film à sketch loufoque, comédie familiale ou mélodrame, Mother résiste à toute définition et prouve une nouvelle fois que Bong Joon-ho est un cinéaste précieux. Profitons-en.

Jonathan Deladèrrière

Mother de Bong Joon-ho. Corée. 2009. Disponible sur Mubi.

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