Critique rétro : La Guerre des clans de Chu Yuan

Posté le 26 janvier 2013 par

La guerre des clans voyait les mythiques studios Shaw Brothers et le cinéma de Hong Kong trouver un nouveau souffle. Auparavant le studio avait toujours su faire sa révolution et engendrer une nouvelle mode. Par Justin Kwedi

Sur les ordres d’un employeur à l’identité secrète, Meng Sheng-hun, un tueur renommé, est engagé pour éliminer Sun Yu. Une tâche beaucoup moins aisée qu’il n’y paraît, sa cible étant constamment entourée de gardes du corps redoutables. L’assassin doit donc s’infiltrer au sein du clan Lung Men sous une fausse identité pour tenter de gagner la confiance de sa future victime. Mais la détermination habituelle du tueur solitaire est remise en question lorsqu’il croise par hasard une charmante et mystérieuse femme dans la Forêt aux Papillons…

Au début des années 60, l’acquisition d’immenses terrains et la construction de leur propre studio avaient façonné l’esthétique très sophistiquée de la Shaw Brothers, reconnaissable entre mille. Avec L’Hirondelle d’or  (1966), King Hu offrait un de ses plus grands succès au studio et  inventait tous les codes visuels du wu xia pian (film de sabre chinois). King Hu prolongeait d’ailleurs dans ce film la tradition de l’Opéra de Pékin où les héroïnes étaient exclusivement féminines (même lorsque le personnage de l’intrigue était un homme, incluant donc un travestissement), ce qui allait être balayé par l’autre bouleversement du genre symbolisé par Chang Cheh. Le réalisateur, très influencé par le chambara japonais, mettait lui en avant des héros à la virilité toute puissante, dans des récits d’amitiés masculines intenses où la notion de sacrifice sanglant prenait tout son sens, là aussi très inspiré du seppuku japonais dans des films comme Frères de sang ou La Rage du Tigre. Chang Cheh avait poussé ce schéma jusqu’à la caricature et prolongé dans le film de kung fu, mais depuis la Shaw Brothers était dans une certaine impasse et peinait à se renouveler.

La guerre des clans changea la donne, en étant l’un des premiers films à adapter les romans de Gu Long. Celui-ci peut être considéré comme une sorte d’Alexandre Dumas local, officiant également au sein de la presse où il publia en tant que nègre puis sous son propre nom une somme considérable de roman d’arts martiaux en feuilletons jusqu’à définir son propre style. Ce style se caractérise par divers points qui tranchent avec la tradition du wu xia pian. Contrairement à un King Hu féru d’histoire et si pointilleux dans les détails temporels de ses films (décors, costumes…), les livres de Gu Long s’affranchissent de toute réalité en se déroulant à des périodes indéterminées. Tout ce que l’on sait, c’est qu’ils ont pour cadre le Jiang-hu (le monde des arts martiaux), et sont peuplés de combattants et tueurs redoutables ne vivant que pour être le plus fort. Cet univers est une pure fantaisie avec des ennemis aux facultés surnaturelles et pouvoirs démesurés. Gu Long instaure donc des intrigues riches en complots et rebondissements où ce petit monde s’affronte, mais où il interroge aussi la vacuité de cette vie consacrée au combat. Dernière touche marquante, l’influence européenne se caractérise par des héros séducteurs à la James Bond et également un érotisme fort prononcé.

La guerre des clans, en incluant tous ces éléments dans cette première tentative d’adaptation, est donc un sacré coup de tonnerre. Chu Yuan était le candidat idéal pour s’y frotter et deviendra le spécialiste des adaptations de Gu Long avec des chefs-d’œuvre comme Le complot des clans ou Le sabre infernal. Son raffinement visuel et son goût pour les intrigues complexes avait déjà donné un classique du genre quelques années plus tôt avec Intimate Confessions of a Chinese Courtesan. La guerre des clans offre une entrée en matière parfaite pour s’initier au genre avec son intrigue transposant  en quelque sorte Le Parrain dans le monde du Jiang-Hu. Le clan Lung Men, mené par l’Oncle (le parrain), est donc ici en guerre avec le redoutable clan des Rox, tandis que parallèlement, un mystérieux commanditaire envoie en début de film un tueur régler son compte à l’Oncle. Seulement en cours de route, le tueur en question rencontre puis tombe amoureux de la fille de l’Oncle, bannie quelques années plus tôt pour être déjà tombée sous le charme d’un assassin.

L’intrigue est assez jubilatoire à travers une suite de rebondissements où les traîtrises se multiplient à des dimensions rocambolesques, chaque clan dissimulant des agents dormants chez l’autre, et où l’ami ou le parent le plus proche peut s’avérer un ennemi ambitieux attendant son heure. Mieux vaut rester attentif sans quoi l’on sera vite perdu mais l’on n’est pas loin du film d’espionnage bariolé où chacun avance ses pions dans une redoutable partie d’échecs. Ku Feng dans le rôle de l’Oncle (et généralement spécialiste des rôles de méchants à la Shaw Brothers) est fabuleux en patriarche indestructible, humain mais qui exige néanmoins une soumission de tous les instants de ses acolytes. On salue ainsi son intelligence et sa capacité d’anticipation des pièges de ses ennemis, mais le clan et son chef passent toujours en premier telle qu’illustré dans cette scène cruelle où une famille l’ayant aidé à s’enfuir doit s’empoisonner pour être certaine de ne pas le livrer. Chu Yuan intègre donc habilement ce versant négatif de ce fascinant univers, notamment par la rédemption du tueur amoureux (et de son ancien frère d’armes pour qui l’amour fut une déchéance et un salut à la fois comme le souligne un échange) qui ne peut plus effectuer sa mission sans fléchir.

Verdict :

Sugoicopier1

Visuellement, c’est une splendeur où Chu Yuan renforce encore l’abstraction et la teneur irréelle du Jiang-hu, entre décors flamboyants (la Forêt aux Papillons où se rencontrent les amants), affrontements virtuoses (un ennemi qui dissimule 72 armes secrètes sur lui, une tunique indestructible, le tout sur des chorégraphies tourbillonnantes de Tang Chia) et un érotisme qui, s’il est moins prononcé que dans les écrits de Gu Long, n’en demeure pas moins chatoyant et émoustillant sans tomber dans la vulgarité.

L’épilogue est absolument parfait, avec cette notion de traîtrise se prolongeant jusque dans la dernière seconde mais aussi dans cette interrogation du Jiang-hu que l’on se doit d’abandonner lorsque de plus nobles sentiments dominent ses acteurs. Un grand film qui ouvrait la voie à d’autres grandes réussites signées Chu Yuan et adaptées de Gu Long.

Justin Kwedi.