Critique de L’odyssée de Pi de Ang Lee : Tigre sans dragon

Posté le 13 décembre 2012 par

Ang Lee revient avec l’adaptation d’un célèbre roman pour enfants, relatant l’aventure d’un jeune indien naufragé en plein océan Pacifique qui tente de survivre sur un radeau en compagnie d’un tigre du Bengale. Aussi impressionnant qu’irritant. Par Victor Lopez.

L’histoire : De nos jours au Canada, un écrivain en mal d’inspiration fait la connaissance de Pi, un Indien installé à Montréal. Celui-ci lui promet de lui conter le récit de sa vie, qui lui donnera au passage les clefs de la compréhension divine. Alors adolescent, il fut en effet victime d’un naufrage qui le laissa seul sur un radeau de fortune au milieu du Pacifique. La lutte pour la survie commence et se relève d’autant plus ardue que la solitude de notre héros est troublée par la présence sur l’embarcation de Richard Parker, un majestueux tigre du Bengale peu enclin à être dompté. Quand à Dieu, le spectateur le retrouvera peut-être à l’issue du récit.

La Cité de l’enfant perdu

Il y a quelques temps, nous reprochions à Ang Lee (lire le dossier : Ang Lee d’Attaque ici) son « auteurisation » systématique des genres qu’il traite, plus soucieux d’y apposer sa signature que de se soumettre à ses figures imposées. Si cela pose problème lorsqu’il s’attaque au western (Chevauchée avec le diable), au film de super-héros (Hulk), ou au Wu Xia Pian (Tigre et dragon) avec l’air de ne pas se salir les mains en réalisant un film de genre, cela s’avère nettement moins problématique lorsqu’il s’embarque dans un récit initiatique d’aventure pour enfants mettant en scène des animaux et dont Disney a généralement l’apanage en période de Noël. Précisons- afin de ne pas choquer les amateurs de Yann Martel, que nous traitons dans ces pages uniquement de l’œuvre cinématographique, et nullement du roman dont il s’inspire. Ang Lee et la Fox pourraient ici s’inspirer d’Homère lui-même que la cible visée par leur traitement n’en resterait pas moins les bambins rêvant d’évasion exotique pendant la période de vacances scolaires. Il n’y a d’ailleurs nul condescendance de notre part dans cette classification, bien au contraire : en l’état, L’odyssée de Pi remplit parfaitement sa mission et est un excellent divertissement « pour toute la famille », même s’il risque plus de plaire aux parents qu’aux enfants qui serviront d’excuse pour aller le visionner.

L’ambition d’Ang Lee le pousse à multiplier les pistes de réflexions métaphysiques, promettant par exemple dans ses premières minutes un questionnement théologique de haute volée. Malheureusement, et comme l’on pouvait s’y attendre, la thématique fait rapidement plouf lors d’un final en queue de poisson évitant tout positionnement ou éclaircissement véritable. Niveau ontologie, on se trouve plus proche d’un Prometheus que d’un Descartes. Mais qu’importe, les questionnements ouverts charmeront les plus âgés et donnent bonne conscience au film. Plus réussie est la manière dont le film traite des personnages animaliers. On est loin d’une humanisation forcée à la Disney : nulle anthropomorphisation agaçante ici, le tigre ressemble et agit comme un tigre, et ne devient pas le meilleur ami du garçon. Le récit initiatique fonctionne alors pleinement quand il gagne, malgré son imagerie très métaphorique et proche du conte, en réalisme. Enfin un film qui ne prend pas son jeune spectateur pour un imbécile qu’il faut épargner et l’aide à grandir en lui montrant une partie du monde telle qu’il est, violence et sauvagerie incluses. Dans ces moments, la prétention du film s’efface pour faire place à une véritable intelligence qui se reflète dans le regard du spectateur.

Le jeune homme de l’eau

L’autre réussite du film réside dans sa tenue visuelle. On sait le style d’Ang Lee toujours soigné, avec une forte attirance pour les beautés de carte postale. Ici, aidé de l’excellent chef opérateur Claudio Miranda qui donne un air de Benjamin Button au métrage, la patte d’Ang Lee est partout apposée, dès un générique luxuriant, tentant de nous convaincre sans réel succès de la nécessité de la 3D. Certains tableaux restent cependant en mémoire, témoignant ainsi de la réussite graphique d’un film que l’on peut, sans trop se mouiller, qualifier de beau. Les scènes sous-marines impressionnent ainsi et l’on se surprend à contempler avec un réel plaisir les catastrophes maritimes et autres déchaînements d’éléments, y compris lorsque ceux-ci signifient une mort assurée pour la famille de notre malencontreux héros.

On sent d’ailleurs dans cet imaginaire l’influence des cinéastes ayant travaillé sur le projet avant d’en être évincés par la Fox : M. Night Shyamalan et Jean-Pierre Jeunet. Ou pour être plus exact, les éléments ayant intéressé ces deux cinéastes dans le récit original restent présents dans la version qu’en tire Ang Lee. Du second surtout, le film garde un imaginaire haut en couleur et déconnecté du réel, que l’on perçoit encore par touches subtiles, comme dans le portrait d’un oncle champion de natation, bombant le torse sur des jambes toutes fines, et tout droit sorti du cabinet de curiosité maniaque de l’auteur d’Amélie Poulain. De Shyamalan, le film garde la belle problématique de la force de l’imaginaire et de la place du récit dans l’acceptation de la réalité, que le réalisateur a préféré aller développer à la même époque dans La jeune fille de l’eau, permettant ainsi à son discours de s’affranchir de l’encombrante thématique religieuse enfumant finalement L’odyssée de Pi plus que ne l’éclairant.

Il est d’ailleurs passionnant de constater que Shyamalan traite du même sujet que Pi dans La jeune fille de l’eau, celui de la croyance dans le récit, les images, et donc le cinéma, interrogeant la foi d’un point de vue artistique, mais choisit une esthétique opposée à celle de Lee. Le cinéaste taïwanais privilégie un décor fastueux et luxuriant, charmant le spectateur dans une imagerie exotique et d’une beauté enivrante. Le cinéaste d’origine indienne place son récit dans une pauvre banlieue pavillonnaire, qu’il filme comme un plateau de téléfilm américain d’où le fantastique est à priori interdit. Résultat : quand le merveilleux surgit dans le film de Shyamalan, le spectateur est emporté par sa présence miraculeuse. À l’inverse, quand la réalité fait face au spectateur dans L’odyssée de Pi, il n’est plus sûr qu’il ait vraiment envie de croire à cette histoire de tigre du Bengale, comme le prétend l’écrivain recueillant le récit. Le beau ne gagne pas toujours.

Verdict : 3,14 (au lecteur de cet article de choisir sur combien).

Victor Lopez.

L’odyssée de Pi de Ang Lee, en salles le 19/12/2012.